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Chatterton. C’était sa propre histoire, hélas ! — moins la fin tragique et lamentable, — que Vigny avait portée au théâtre. Et s’il ne s’était pas asphyxié avec deux sous de charbon comme Escousse et Lebras ; s’il ne s’était pas laissé mourir de faim et de désespoir comme ses compatriotes Emile Roulland[1] et Elisa Mercœur[2], c’est que ce petit Breton aux longs cheveux, était soutenu par une force intérieure qui avait manqué à ces malheureux enfans de la Bretagne. Il avait la foi.


Qui donc s’interdirait, comme moi, le blasphème,
S’il comptait, comme moi, ses jours par ses malheurs :
Si, comme moi, surtout, il n’espérait pas même
Un rayon de soleil pour essuyer ses pleurs ?

Mais moi j’ai pleine foi dans le Maître suprême.
Quoiqu’il ait à ma route ôté toutes ses fleurs,
Je marche résigné ; car je suis sûr qu’il m’aime
Et qu’un jour sa bonté me paiera mes douleurs.

J’ai crié, j’ai maudit, trompé par l’espérance ;
Mais mon esprit s’épure et dans chaque souffrance
Des voluptés du ciel voit germer le trésor.

J’appris d’une tulipe à percer ce mystère :
Ce n’est qu’un vil oignon qu’octobre enfonce en terre ;
Mai nous donne une fleur toute de pourpre et d’or.


II

Telles sont les deux notes de ce volume de sonnets. La première est une lamentation ; la seconde est un cri d’espérance.

  1. Emile Roulland, avait débuté dans la littérature par des élégies et des odes pleines de promesses. Ayant entrepris de traduire en vers les Lusiades de Camoëns, il tomba dans une misère telle, au cours de ce travail, qu’il se laissa mourir plutôt que de tendre la main. Ceci se passait rue Saint-Honoré, 149. deux ou trois jours après la représentation de Chatterton. Quand Alfred de Vigny apprit cette mort, il écrivit la lettre suivante à M. Hippolyte Lucas :
    « Monsieur, je viens d’être vivement ému de cette fin déplorable de M. Emile Roulland. Quoi ! pendant que je plaidais sa caus,. il mourait ainsi. Si je l’avais pu, j’aurais quitté le théâtre pour aller pleurer auprès de son lit. Voilà un martyr de plus. Hélas ! ai-je crié dans le désert ? En fera-t-on encore de nouveaux ? Venez me répondre, monsieur, vous à qui sont bien connus les secrets du cœur et du monde. » — 20 février 1835.
  2. Élisa Mercœur avait quitté Nantes avec sa mère en 1828 et s’était installée à Paris, dans un petit appartement de la rue Meslay. C’est là qu’elle conçut le plan de sa tragédie des Abencerages, qui, après avoir été reçue par le comité du Théâtre-Français en 1831, fut refusée par le commissaire royal d’alors, et c’est là qu’elle mourut de consomption et de chagrin en 1835.