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le collège de Vienne ayant été fermé, je ne sais pour quelle cause, Péhant fut envoyé à Tarascon, où il ne demeura que quelque » mois, faute d’avoir pu s’y acclimater. Mais il y resta assez de temps pour laisser un souvenir ineffaçable à ceux de ses élèves qui avaient lu ses vers. Voici, en effet, la lettre que lui adressait, quarante ans plus tard, Roumanille, le poète provençal.


Avignon, 1er janvier 1817.

Monsieur,

Tout me porte à espérer que cette lettre ne vous sera pas indifférente ; aussi ai-je grand plaisir à vous l’écrire et ne doute pas du bienveillant accueil que vous lui ferez. En vous l’écrivant j’acquitte une dette de reconnaissance qui date de loin ! je vous l’eusse payée plus tôt si j’avais su que le bibliothécaire de la ville de Nantes était ce même Emile Péhant qui fut mon premier maître en l’art des vers et dont les vers enchantaient ma jeunesse, tant et si bien qu’à cette heure j’en sais encore un grand nombre par cœur et me prends souvent à les ouïr chanter.

Libraire à Avignon, j’ai pu consulter le catalogue de Lemerre, car la poésie, hélas ! a ici peu d’acheteurs ! Le catalogue que ce libraire vient de publier tomba l’autre jour sous ma main, et j’y vis votre nom et le litre du livre que vous avez publié en 1835 : Sonnets et Poésies, avec une préface de votre ami Victor de Laprade. J’écrivis à Lemerre pour qu’il m’expédiât immédiatement ce livre par la poste. Je viens de le recevoir. C’est bien mon poète aimé ! mon professeur en 1837 au collège de Tarascon. Vous ne vous souvenez point, sans doute de ce jeune écolier provençal qui, lorsque vous donniez à vos élèves de la matière pour vers latins, vous apportait à la classe prochaine des dactyles et des spondées plus ou moins régulièrement disposés et qui, après avoir écrit et son devoir et ses pensums, épris déjà qu’il était de la douceur et de la grâce, de l’harmonie de sa langue maternelle, traduisait en vers provençaux ses vers latins. Ne vous en souviendriez-vous point ? Votre élève n’a rien oublié de ses jeunes émotions, de vos bons enseignemens, de vos leçons toutes palpitantes, passez-moi le mot, de l’amour du vrai, du beau et du bien. Je vous récitais de vos vers qui m’enthousiasmaient tant ! même avant les corrections que votre maturité y a faites.


Car si Dieu m’eût fait riche, oh ! j’aurais eu bon cœur !
Chaque pauvre aurait eu sa part de ma richesse
Et chaque malheureux sa part de mon bonheur,


continuez-vous à dire. Mais vous disiez alors :


Et toi, poète aussi, chasse toute pensée,
Belle encor, mais qu’un autre a déjà caressée,
Ou tu verras ta joue obligée à rougir,
Car il faut à l’artiste une chose nouvelle,
S’il veut que les enfans qui naîtront un jour d’elle
Puissent porter son nom sans tache à l’avenir.