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comme un souvenir de 1837. Mais je suis plus tenace que vous, et je vais vous forcer à vous révéler encore à moi comme une belle et bonne réalité.

Que devenez-vous ? qu’avez-vous fait du poète ? A-t-il été remplacé par le journaliste, ou bien le professeur est-il ressuscité ? Vous me conterez votre vie depuis que je vous ai quitté. Pour vous y engager je vous conterais la mienne, si vous ne l’aviez déjà devinée d’un bout à l’autre.

Vous devez vous apercevoir que je m’essaie quelquefois au métier d’avocat de mur mitoyen, que je bois souvent de la bière et que je m’ennuie encore plus souvent. Voilà tout. Lu reste, je me laisse aller à cette façon d’existence, et je n’aspire à rien de mieux. Comme le printemps revient, je suis allé m’entretenir de vous avec le ruisseau de Leveau, au bord duquel nous lisions Virgile. Ce ruisseau a élevé sa petite voix pour me demander ce que vous faisiez, et j’ai été obligé de lui répondre que je n’en savais rien. La pervenche a entr’ouvert son œil bleu pour me faire la même question. Je leur ai dit à tous, au ruisseau, aux pervenches, aux violettes, au rocher sur lequel vous ne vous assoirez plus, aux tisserands qui s’ennuient de courir sur l’eau sans que vous soyez là pour les prendre dans la main, aux écrevisses à qui vous ne faites plus l’honneur de les manger toutes vivantes, (aux hannetons que vous ne tuez plus de votre badine, à tous enfin : que vous avez oublié vos anciens amis et qu’il y a à Paris des ruisseaux, des fleurs, des hannetons bien autrement aimables qui captivent maintenant toute votre amitié. Cette réponse a paru leur faire tant de peine que je leur ai promis de vous écrire et de glisser quelques mots pour eux dans ma lettre.

Outre ces pauvres créatures, il y a encore à Vienne des gens qui vous aimaient et qui ont conservé votre souvenir. Je ne vous parle pas de moi, mais de ceux dont nous faisions notre compagnie ordinaire. Ils m’ont souvent parlé de vous, et entre autres Jouffroy aîné, avec une grande affection. Ne viendrez-vous pas nous voir ? ne voulez-vous pas vous rajeunir de deux ans en recommençant nos promenades et nos causeries accoutumées ? Pour ma part, je n’aime rien tant que ce rajeunissement, car voilà que je baisse d’année en année ! Je ne crois pas être bien éloigné maintenant d’un assoupissement complet.

Il faut à présent que je vous transmette une prière de M. Timon. Il est fondateur de la Revue de Vienne. Cette revue voudrait avoir un petit coin poétique. Depuis six mois environ, elle n’a pu remplir ce coin que par des productions du terroir, et ces productions sentent le terroir. Elle vous demande d’écrire une pièce de cent ou deux cents vers, et moi le plus de vers possible, et le plus vite possible. Je choisirai et je garderai les miens pour moi. Si la gloire d’être inséré dans la Revue de Vienne n’est pas très alléchante, en récompensé vous mériterez la reconnaissance des Viennois qui, peut-être, grâce à vous, finiront par comprendre ce que c’est qu’un vers, et de plus vous me ferez plaisir.

M. Timon a monté la revue sur un grand pied. Il insère de temps en temps, pour allécher le public, des articles payés. Je ne sais pas pourquoi vous vous feriez scrupule de recevoir d’un journal de Vienne une partie de ce que vous n’hésiteriez pas à recevoir d’un journal de Paris. Moi, je ne vois rien là-dedans que de très naturel ; c’est pourquoi je vous le dis. Je sais bien que la modicité du prix et l’obscurité de la revue enlèvent quelque