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Elle me réduit au bissac ;
Ma pipe en feu du moins m’amuse.
Pour moins d’une once de tabac,
Je vendrais volontiers ma muse.

Ainsi chantait-il sur un mode badin. Mais la prose ne lui donna pas plus à manger que la poésie, et comme il était lassé de lutter et de souffrir et que sa mère le réclamait à cor et à cris, un beau matin il partit pour Nantes, où le maire d’alors, M. Ferdinand Fabre, lui offrait une place de chef de bureau à la Mairie. Ceci se passait en 1839. Trois ans plus tard, il se mariait. Notre Jeune-France, qui avait tant médit des bourgeois, s’était embourgeoisé comme un autre : le poète avait fini sur un rond de cuir et ne pensait plus déjà aux compagnons de lettres et de misère, quand un événement inattendu vint le secouer dans sa molle retraite et lui faire monter le rouge au front. Cet événement, c’était l’éclatante victoire de Lucrèce à l’Odéon, victoire qu’il aurait pu partager avec Ponsard, puisqu’il n’avait tenu qu’à lui d’être son collaborateur, et à laquelle Mme Dorval avait contribué dans une large mesure. Pour le coup, Emile Péhant rompit le silence et, tout fier qu’il était de se dire l’ami de Ponsard, il lui demanda par lettre s’il l’avait oublié.


Je ne vous ai jamais oublié, lui répondit l’auteur de Lucrèce, le 17 mai 1843 ; j’ai parlé de vous bien souvent, et j’ai pensé à vous encore plus souvent. J’ai encore toutes présentes à mon esprit nos promenades à Leveau et nos veillées dans ma chambre de la rue des Beaux-Arts. Votre lettre m’a procuré de vives émotions ; il me semblait que j’entendais votre langage bien connu et que j’allais vous serrer la main comme s’il ne s’était pas écoulé cinq ans depuis nos dernières causeries. Je compte bien que vous allez m’écrire souvent et longuement. Moi, de mon côté, je vous répondrai au premier loisir possible, car je ne regarde pas ces quelques lignes griffonnées à la haie comme une réponse. Je ne sais où donner de la tête. Vous savez que je suis assez indolent, et je me trouve livré à une activité monstrueuse. J’ai chez moi des monceaux de lettres à répondre, de billets de visite, etc. Jusqu’ici je n’ai pas pu respirer au milieu des acteurs, des répétitions, des imprimeurs. Aujourd’hui que je commence à me retirer de ce tohu-bohu, je suis forcé de passer mes journées en cabriolet et en visites obligées. Le succès a été inouï. Nous sommes à la seizième représentation, et la salle est pleine du haut en bas. L’ouvrage a paru lundi dernier à trois mille exemplaires qui ont été enlevés le jour même. Une seconde édition est sous presse ; mais il est probable que l’écoulement n’en sera pas si rapide[1].

  1. Nous verrons tout à l’heure ce qu’en pensait Victor Hugo. Quant à Alfred de Vigny, voici ce qu’il en dit dans son Journal : « Toute la presse vient de louer Lucrèce pour ses qualités classiques, tandis que son succès vient précisément de ses qualités romantiques : détails de la vie intime et simplicité de langage, venant de Shakspeare par Coriolan et Jules César. »