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nombre de ces faces de douleur et de colère. On ne discutait plus le gouvernement, on en voulait un autre.

Lorsque après un long piétinement, ils débouchèrent sur la place de Grève, le soir rapide commençait à tomber. En proie à la surexcitation générale, ils n’entendaient plus ce bourdonnement qui les avait troublés tout à l’heure ; ils étaient une des voix perdues, une des mille parcelles de cet immense amalgame humain, d’où montait un tumulte de vociférations, de huées, de vivats, un des mille souffles de cette forge aveugle d’où demain allait sortir. Ils ne pouvaient faire un pas, serrés dans l’étau de la masse mouvante. Le vaste rectangle compris entre le quai de Gesvres, les bâtimens annexes, la rue de Rivoli n’était qu’une nappe noire en ébullition ; en face, au-dessus du frémissement des têtes d’où émergeaient des bustes de cavaliers, des drapeaux, des crosses, l’Hôtel de Ville, dans le crépuscule blême, dressait sa façade monumentale, avec le cadran déjà lumineux de l’horloge, les hautes fenêtres d’où se penchaient en gesticulant des grappes d’hommes.

Autour d’eux, Martial entendait les propos se croiser : — Les sept baies de milieu, c’est la salle du Trône. — À bas Thiers ! — C’est de cette fenêtre-là qu’Étienne Arago a parlé ! — Qu’est-ce qu’il a dit ? — « Vous aurez les élections municipales, elles ont été demandées par les maires et acceptées par le gouvernement ! » — La Commune, alors ? — Vive la Commune ! — Non, non ! pas de Commune ! Arago l’a crié lui-même. — Si ! vive la Commune ! — Une vague soulevait Martial et Thérould. Ils se trouvèrent au milieu de la place. Quelqu’un dit : — Le général Tamisier vient d’arriver… Un autre : — Les deux bataillons qu’il amenait ont refusé de marcher. Tous ceux qui viennent en font autant. Le gouvernement a donné sa démission. Le départ d’une compagnie causa un reflux. Les gardes s’éloignaient, insoucians, dans un échange de quolibets et de rires. Mais un violent mouvement se produisit. Les tirailleurs de Flourens se faisaient place, leur chef caracolant en tête, manches cousues de galons, bottes à l’écuyère vernies. Des acclamations partirent, saluant une chute de petits papiers lancés du premier étage par les envahisseurs. C’étaient des listes du gouvernement nouveau ; elles couraient de main en main, applaudies, conspuées. Il n’y en avait pas deux pareilles ; les noms de Dorian, de Blanqui, Pyat, Delescluze, Millière, Louis Blanc, Victor Hugo étaient les plus fréquens. Des ré-