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que je l’achèverai ; si je ne le fais pas, j’aurai du remords. Et puis, pour quels lecteurs écrivons-nous ? pour cette foule qui n’élit que des chambellans, ou ceux de César ou ceux de la populace. Je suis, comme vous, bien triste des symptômes que font éclater les élections. Combien y a-t-il en France d’amis de la liberté ? Aussi peu que d’amis de la poésie ; c’est le cas de se donner plus étroitement la main.

À vous de cœur,
V. de Laprade.


Cependant l’année terrible est arrivée. Beaucoup de bons esprits qui, hier encore, combattaient dans l’opposition, ont désarmé, séduits par les promesses de l’empire libéral. Victor de Laprade, à qui l’on a offert un rectorat pour le dédommager de la perte de sa chaire, hésite, craignant qu’on ne prenne son acceptation pour un signe de ralliement. C’est alors que Péhant, qui connaît tous ses scrupules, lui donne le conseil de les mettre sous ses pieds.


Nantes, le 3 avril 1870.
Cher et illustre ami,

Je viens de lire au Journal des Débuts votre nomination définitive au rectorat de Grenoble. Celui de Lyon nous allait mieux à G… et à moi, mais ce n’est sans doute qu’une espérance ajournée. Dans tous les cas, c’est pour moi une bien douce satisfaction de savoir que l’un des hommes que j’admire le plus et que j’aime le mieux n’aura plus désormais à se préoccuper des soucis de la vie matérielle et pourra nous donner enfin toute la mesure de son génie… Dans votre nomination il n’y a pas eu de faveur ; ce n’est que la simple réparation d’une odieuse iniquité. Depuis le 2 janvier, nous avons, G… et moi, examiné bien souvent et sous toutes ses faces la question de votre rentrée dans l’Université, et nous sommes toujours arrivés à celle conclusion que l’acceptation par vous des offres qui ne pouvaient manquer de vous être faites n’était pas seulement un droit, mais un devoir. S’il est un principe que les honnêtes gens de tous les partis doivent tenir à placer au-dessus de toute discussion, c’est que les services professionnels étrangers à la politique constituent pour ceux qui les ont loyalement rendus au pays des titres inattaquables et complètement indépendans des personnages auxquels les hasards des révolutions politiques en attribuent l’appréciation et la rétribution. Votre conscience, mon cher de Laprade, a dû déjà dissiper tous vos scrupules ; mais je me crois le droit d’y ajouter le témoignage de la mienne. Je suis un vieux républicain et je n’ai jamais caché mon opinion que lorsque cette opinion distribuait des places. Depuis, c’est-à-dire à partir du 10 décembre 1848, je n’ai jamais mis le pied dans les salons d’un homme du pouvoir ; je vous déclare, en outre, que l’avènement et les actes du ministère Ollivier ne me réconcilieront pas avec l’empire ; mais mon austérité de principes et de conduite ne m’empêchera jamais de