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siasme. D’abord son dépaysement violent à s’incorporer, atome infime, à ce chaos de troupes de misère, à subir du jour au lendemain le froid, la fatigue des marches, le manque d’abri pire que la hideur des logemens ; et puis cet habillement qu’on lui avait distribué faute de neuf, le costume d’un zouave mort à l’hôpital ! Il avait fallu recoudre la ceinture du pantalon bouffant ; la veste était trouée aux coudes, tachée de graisse ; cela l’humiliait. Le plus dur était cette obéissance forcée, cette abdication perpétuelle de la volonté, insupportable à ses dix-huit ans avides d’indépendance et gonflés du contentement de soi. Il était parti pour la victoire, une libre vie d’aventures, et, depuis dix jours, il tirait la jambe, de halte en étape, par les villes en désarroi, qu’il traversait obscur, par cette plaine sinistre de Saincaize, aux bivouacs de neige fangeuse.

Un ordre retentit ; une poussée. Cette fois on allait partir ! Détendu comme par un ressort, Henri s’élança dans la cohue des camarades. Partir ! L’espoir miroita. L’avenir s’ouvrait… Et, en wagon, on aurait chaud.

Ils arrivaient sur le quai, voyaient déjà se former leur train vide. Mais en même temps qu’eux des artilleurs avaient pénétré. Un jeune colonel, figure tourmentée, voix tranchante, criait que ces wagons étaient les siens, serviraient à ses hommes et à ses chevaux, sommait le chef de gare d’ajouter des trucks pour les canons et les caissons. Voilà assez longtemps qu’il attendait ! Mince, bien pris dans son uniforme d’artilleur de la Garde impériale encore élégant sous l’usure, Jacques d’Avol parlait d’un ton sans réplique. Mais le colonel Du Breuil s’avançait, plus grand, avec sa belle figure respirant le calme et la volonté. Entre eux, le chef de gare se récusait, d’un geste découragé.

— Ce train m’appartient, mon colonel, dit M. Du Breuil.

Il avait reconnu le commandant de l’artillerie du 20e corps, avec lequel plusieurs fois depuis Tours il avait eu des rapports froids. Il sentait en d’Avol l’ennemi de son fils, et, sous sa politesse hautaine, une hostilité remontée jusqu’à lui. La présence de l’évadé de Metz blâmait l’absence du prisonnier de Mayence ; elle insultait, de son reproche tacite, à ce qu’il avait de plus cher au monde, son amour paternel et son sentiment militaire. Mais la conduite de Pierre ne justifiait pas une telle sévérité ; M. Du Breuil percevait vaguement autre chose, et, dans ce mé-