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qui avait tout donné, saignait dans son mari et dans ses trois fils. Bien qu’elle tremblât autant pour tous, c’est vers le dernier parti, son Henri, le plus jeune, que montait son vœu le plus fervent ; comme si elle avait pu l’entourer d’une protection occulte, elle retrouvait pour lui des élans de prière ardente. Marie, dont l’être entier se concentrait en Eugène, souffrait, par cette seule hantise, autant que Mme  Réal, crucifiée à quatre clous. Qu’était-il devenu dans cette affreuse retraite ? Elle le plaignait éperdument, elle eût voulu se dévouer pour lui, prendre sa part de ses fatigues, panser ses pieds meurtris. Sa vie de jeune fille, la courte et éblouissante révélation de sa vie de femme, et cet avenir dont, sur la terrasse, accoudés aux balustres, elle dans sa robe de mariée, lui en uniforme, il avait évoqué la douceur, montré les joies intimes, tout était suspendu à cette chère existence, dans l’inconnu, le noir. Il n’était pas, ce soir, jusqu’au malaise particulier, ces maux de cœur qu’elle supportait bravement à l’espoir du petit être qui se formait en elle, qui ne lui fût presque odieux. Cet inconnu, ce noir où elle se heurtait, tremblante, à l’avenir incertain, empoisonnaient le délicieux émoi des premiers jours ; elle s’attendrissait sur elle-même et sur le germe frêle ; quel sort leur était réservé ? Des mois la séparaient de cette naissance, du nid refait de ces joies intimes dont Eugène parlait d’une voix si douce, — un abîme au delà duquel elle ne parvenait pas à s’imaginer le bonheur futur. Un voile le lui dérobait. Alors la même appréhension, qui dans les bras d’Eugène naguère avait changé son sourire en larmes, l’étreignit. Elle lutta un instant, puis longuement, immobile, se mit à pleurer, si bas qu’on ne l’entendait pas.

Le château s’endormit tard ; la nuit, sur le pays occupé, fut si calme que Jean Réal, à sa fenêtre, put croire que Charmont était encore libre. Les Saxons s’éloignaient au matin, avec ordre. Avant le départ, le major avait, avec ses officiers, voulu saluer le propriétaire. Il avait décliné son nom, remercié, en termes dignes, et ensuite, sur le silence de M. Réal, murmuré : — Grand malheur, monsieur, cette guerre ! Puis, avisant au mur du fumoir un vieux sabre, il s’était informé. Réal, retrouvant la parole, jetait : — J’ai servi sous Napoléon. Le major répétait, avec considération : — Ah ! Napoléon !… et dans ce mot tinrent la marche du temps, les retours du destin.

On respira pendant deux jours. Au village, vint raconter