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le sentiment de la misère originelle de l’homme, et celui des obstacles que rencontre en nous l’exercice de notre liberté ; puisqu’il retournait en foule aux philosophies de la nature, et ne semblait aspirer désormais qu’à redevenir païen ; puisque l’altération des mœurs le conduisait enfin aux abîmes, nul, plus que Calvin, n’a contribué à le retenir ou à l’arrêter sur la pente ; et, pour ce motif, on peut dire que le mal qu’il a fait n’a pas été sans quelque compensation. S’ « il faut qu’il y ait des hérésies, » celle de Calvin n’a pas été tout à fait inutile, je dis : à l’Église même ; et, pour ne pas sortir ici du domaine de la littérature, je ne sais, sans Calvin, si Pascal, peut-être, et Bossue ! certainement, seraient tout ce qu’ils sont ; — ou plutôt, je ne le crois pas.

Mais, d’autre part, en mettant l’individualisme et le subjectivisme à la base de sa morale comme de sa théologie, — car il a beau faire, ce n’est pas en réalité sur l’Écriture qu’il les fonde, mais sur l’Écriture interprétée par Calvin, et le droit qu’il s’arroge, il me le donne donc, à moi, à vous, à tous les hommes ; — ou encore, et, à mon avis, c’est ici sa grande erreur, en transformant la religion elle-même d’une « institution sociale » en une « affaire personnelle, » il détruisait d’une main ce qu’il prétendait édifier de l’autre. Sa morale a longtemps passé, passe encore pour être particulièrement sévère. Le mot n’est pas tout à fait juste, et il a besoin d’être expliqué. La morale de Calvin n’est pas plus sévère qu’une autre, mais elle est arbitraire, inquisitoriale, et tyrannique, dans ses applications comme dans son esprit. On lit, dans une lettre de lui, datée de 1547, et adressée aux Fidèles de France, pour les informer de l’état de l’église de Genève :


Quant est des bruits qui ont volé de nos troubles, premièrement ils se sont forgés sur les champs pour la plus grande part… Vrai est que nous en avons plusieurs de dure cervelle et de col rebelle au joug…, et principalement nous avons une jeunesse fort corrompue : ainsi, quand on ne leur veut point permettre toute licence, ils font des mauvais chevaux à mordre et à regimber. Naguère ils se sont fort dépités, sous ombre d’une petite chose. C’est qu’on ne leur voulait point concéder de porter chausses découpées, ce qui a été défendu en la ville il y a douze ans passés. Non pas que nous fissions instance de cela, mais pour ce que nous voyions que, par les fenestres des chausses, ils voulaient introduire toutes dissolutions. Cependant, nous avons protesté que c’était un même fatras qui ne valait pas le parler, que la découpure de leurs chausses, et avons tendu à une autre fin, qui était de les brider et réprimer leurs folies (Lettres françaises, I, 214, 215).