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Les noirs ont, dans la prison, une chambre commune ; elle m’a paru propre et suffisamment aérée. Sauf ceux qui sont arrêtés préventivement, on les emploie aux corvées du dehors. Ils portent alors la chaîne au cou et sont « amarrés » deux par deux. Mais cette chaîne est une vraie fiction, tant elle m’a paru légère. Elle représente un châtiment moral plutôt que corporel, car il paraît que le noir amarré se sent vaincu par la destinée et n’essaye plus de fuir. Quand cette mésaventure de la chaîne arrive à quelque chef de village, homme important, il se dépouille de ses insignes, bonnet, boucles d’oreille, bracelets des bras et des jambes, pagnes multicolores. C’est une manière, m’assure-t-on, de reconnaître la fatalité qui le frappe et de renoncer, pour ainsi dire, à sa personnalité.

Sujet à une loi commune de l’humanité, le nègre subit l’influence du costume dont il est revêtu et son état moral s’abaisse ou s’élève selon le degré de prestige qu’il attribue à ses insignes. Les soldats de l’État en sont la preuve et il est étonnant de voir le parti qu’en peu de mois de service militaire, on peut tirer de ces sauvages. Le Gouverneur général me fit assister à plusieurs revues des troupes de la « force publique, » dénomination modeste d’un organisme très sérieux, qu’on peut appeler sans emphase l’armée congolaise. C’est assurément l’outil le plus précieux dont le Gouvernement dispose. L’uniforme, très simple, s’adapte aux besoins de ces soldats : fez rouge, blouse bleue à paremens, ceinture rouge à la zouave, pantalon de même couleur que la veste, laissant à nu les mollets et les pieds. L’homme conserve, sous ce costume léger, toute sa souplesse ; habitué à marcher nu-pieds, il se trouvée l’aise sous l’uniforme, aussi un défilé de troupes a-t-il quelque chose d’ondoyant et de souple que nous ne connaissons guère dans nos armées du Nord. Ces hommes, échantillons humains de tous les districts de l’Etat, sont choisis parmi les plus robustes et l’entraînement auquel ils se trouvent soumis, la nourriture qu’ils reçoivent, en font des modèles remarquables au point de vue plastique. Ils ont tous un aspect singulièrement sauvage avec leurs tatouages qui, aux uns, forment une véritable crête sur la ligne du nez au front, aux autres ponctuent tout le visage d’un dessin uniforme en lignes courbes, à d’autres allongent les oreilles en laissant tout le centre à jour. Le principe est de mêler le plus possible les races afin de dépayser les hommes et d’éviter ainsi les tentatives d’insubordination bien