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regarde ce décor de tapis, de balles de coton, de vaisselles, de sacs de riz, d’étoffes, de boîtes de conserves, et j’y entends un piano qui joue une gigue. J’approche, et je vois le piano tout fouillé de sculptures où fourmillent les mille petits personnages de légendes et de mystères indous… L’impression, ici, est évocatrice, et j’ai bien, à cette ritournelle, la vision de l’Anglais chez les Brahmes. C’est un « raccourci. » Mais justement, ce n’est qu’un raccourci ? N’ai-je pas là une vision toute littéraire, et toutes les Indes tiennent-elles, d’ailleurs, dans l’opulence bariolée de ce bazar pléthorique ? La notion d’une Inde pareille, d’une Inde-magasin, si magnifique et si partiellement vraie qu’elle soit, n’est vraie que partiellement, trop partiellement pour ne pas être fausse, et toutes ces salles regorgeantes, toute cette forêt d’objets, de tentures, de marchandises, de produits, ne me disent qu’une Inde incomplète et tronquée, celle des comptoirs. Et l’autre ? Celle de la famine ? Car ce pays d’énorme et somptueux commerce est également celui d’une effrayante dégénérescence locale, d’une misère indigène affreuse. Toute une race-fantôme y meurt et y gémit dans la faim. L’Inde n’est pas seulement un dock, c’est un cimetière. L’Anglais prospère s’y rencontre avec l’Indien décharné. Un champ de mort s’étend derrière la boutique. Où nous fournissez-vous l’équivalent de ce contraste ? Où est le conquis tombé à l’état de squelette, en face du conquérant bien en point ? Où est le spectre de la mère assoupie dans le coma de l’inanition, avec son enfant mort au sein, en face de la fraîche lady, ou du sir en belle santé qui se balance dans son rocking-chair, pendant qu’on lui joue la gigue ? On cherche l’humanité indienne dans les Indes du Trocadéro, mais on ne l’y trouve pas, et nous n’y voyons, comme indigènes, que cinq ou six gardiens très laids, très jaunes, et coiffés avec des peignes, mais habillés de costumes éblouissans, ceints de baudriers d’or, et si parfaitement bien portans, qu’ils nous représentent encore, quoique Indiens, l’unique et prospère Angleterre. Ils ont au moins reçu, sans aucun doute, la naturalisation de la nourriture.

Et la « faune ? » On nous la montre peut-être aussi avec quelque fantaisie. Sous un globe de pendule grand comme un appartement, voici, dans des poses jouant la nature, et réunis en famille, tout ce que le climat a de carnassiers, de fauves, de pachydermes, de reptiles et de bêtes de basse-cour. Un éléphant, la trompe haute, débouche d’un fourré de grands joncs, et barrit