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menacerait personne ; mais il est doublé d’un esprit de conquête et d’expansion par la violence dont tout le monde doit être plus ou moins inquiet. Peu à peu M. Chamberlain s’est enivré de son éloquence, et son imagination s’est lancée à perte d’haleine dans le champ des hypothèses, au point d’en rencontrer de tout à fait imprévues. Après avoir dit, par exemple, que l’empire, sans l’Angleterre, se composerait « de nations sans cohésion, auxquelles il serait impossible de regarder l’univers en face, » il a laissé entendre que cette conception s’appliquait au passé, ou si l’on veut au présent, mais non pas à l’avenir. L’œuvre accomplie est désormais si solide que la main de l’ouvrier pourrait se retirer sans catastrophe. « Nous avons la confiance de savoir, s’est-il écrié, que, si même les pires désastres atteignaient l’Angleterre ; s’il arrivait, comme le prédisent nos critiques à l’étranger, que nous devinssions un État déchu ; si même nous étions engloutis par la mer, comme ces îles volcaniques sur lesquelles nous régnons depuis si longtemps, nous laisserions toujours derrière nous des hommes de même race, de l’autre côté de l’Atlantique, et dans l’océan Pacifique, qui porteraient jusqu’aux lointains avenirs, jusqu’à des hauteurs inconnues, le sceptre de notre grand empire. »

Pensée consolante, sans doute ; mais nous ne croyons pas que l’Angleterre soit exposée à être engloutie par la mer, pas plus que ne l’a été jusqu’ici aucune des îles volcaniques sur lesquelles elle règne depuis si longtemps. Elle est très grande, elle est très massive, elle repose sur des fondemens presque inébranlables. Le seul tort de M. Chamberlain est de croire et d’avoir dit que tout cela datait de lui, et n’était qu’un effet de sa politique. On se moque assez volontiers au dehors, et nous nous moquons nous-mêmes de certains hommes politiques français qui croient que la France n’a commencé qu’avec eux. Cette maladie ne nous est pas spéciale. « Oui, s’est écrié fièrement M. Chamberlain, nous sommes des impérialistes, et nous avons enfin fait taire la peur d’être grands, cette peur si lâche qui a été la honte du passé. » Il semble, en vérité, que l’Angleterre était toute petite quand son bonheur l’a fait tomber entre les mains habiles et puissantes de M. Chamberlain, et que ce soit lui seul qui l’ait faite grande. Avant lui, l’Anglais avait peur, il était lâche : mais depuis, combien le voilà changé ! Jamais plus étrange prétention, plus surprenante outrecuidance n’avait été aussi naïvement avouée par un homme politique. De pareilles affirmations doivent faire rêver lord Salisbury. Elles doivent surprendre au suprême degré tous les professeurs d’histoire et de géographie qui sont dans les Universités