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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

pièce froide, à peine éclairée d’une chandelle fumeuse, ils se taisaient, en proie au prolongement de leurs pensées.

La respiration inégale de la malade s’élevait. Rhérould murmura : — Bien sûr, il se passe quelque chose de louche, on est en train de nous livrer, en haut lieu ! La proclamation de Vinoy sonne le glas. Mossieu le sénateur semble plus disposé à faire la guerre aux Parisiens qu’aux Prussiens. On nous redoute, on n’a donc pas la conscience tranquille ?… Après un silence, il reprit : — Alors, le Deux-Décembre tout de suite ! Après les fusillades, la liberté bâillonnée ! Les journaux les plus patriotes, le Réveil et le Combat, supprimés. Delescluze dans un cachot de Vincennes… Les clubs fermés !

— Ma foi, fit Martial, on y a dit joliment de bêtises ! Tout de même, ils ont fait plus de bruit que de mal. Et qui sait, après tout, s’ils n’ont pas fait de bien, s’ils n’ont pas entretenu l’ardeur de la résistance ? Il vaut encore mieux dire des bêtises qu’en faire ! Sans soupape de sûreté, la machine surchauffée éclate. Parler soulage.

Thérould croisa les bras : — Ce serait fort que Vinoy nous fasse regretter Trochu !

Martial, sombre, jeta vers le lit un regard soucieux. Oui, les avoir acculés à ce choix, la reddition ou la famine ! Ah ! sans Nini, comme il eût préféré les pires maux, donner sa vie, et que Paris durât. Le spectacle de son amie, si pâle, presque immatérielle, diminuait son courage. Que le lent assassinat, que les privations cessassent bientôt, qu’elle reprît racine ; réchauffée, nourrie, qu’elle se remît à vivre !

La jeune femme s’était redressée ; elle avait entendu, dans son réveil fiévreux, les derniers mots de Thérould. Ses yeux trop grands s’allumèrent. Une énergie désespérée tendit ses bras maigres, rosit ses pommettes. Elle parla, parla, malgré les supplications de Martial :

— Capituler ! Avoir tant souffert pendant trois mois, attendu des cinq, sept heures par jour à grelotter aux boulangeries, aux boucheries ! Avoir eu si faim, pris la mort ! Et encore, moi, j’avais Martial… mon chéri !… Mais, autour de moi, dans les queues, si vous aviez vu ces pauvres femmes ! Elles toussaient sous des petits châles. La neige tombait. Je les connais toutes. Il y en a une dont les deux petits sont morts. Une autre, près de moi, est tombée raide. Et celles dont les maris sont restés à Buzenval ! La mère Louchard m’a dit que des camarades ont rapporté à la petite