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Accompagné de Thérould, qui, pour s’étourdir, avait bu, Martial dut s’occuper des courses funèbres. La neige tombait depuis le matin. Les rares voitures roulaient sans bruit. Bien que les boulevards fussent pleins d’une foule épaisse de soldats flânant aux étalages, de marchands faisant le boniment, une tristesse partout flottait. Aux Halles, aux boutiques bondées de comestibles, on se battait, on pillait, boulevard Saint-Michel, en apercevant les vitrines regarnies de poulets, de lapins, d’œufs et de légumes, et songeant à la vie normale qui allait reprendre, à cet énorme ravitaillement qui, par toutes les gares, les voies d’eau, allait emplir Paris, Martial eut le cœur crevé. Trop tard !… Les flocons blancs tournoyaient ; du ciel blafard, un jour glacé se répandait, obscurcissait les rues, le fleuve noirâtre, la ville où, en s’abordant, on parlait bas, comme dans une nécropole. Au bras de Thérould répétant d’une voix attendrie : « Mon pauv’vieux !… Mon pauv’vieux !… » Martial, lamentable, allait par la boue, la neige. Il lui semblait porter avec sa propre détresse tout le deuil de Paris. Il errait, enveloppé du même suaire.


Dans le coupé du wagon qui, de Laval, les emportait vers Angers, Marie, avec un regard d’extase triomphante, contemplait Eugène à demi étendu sur les coussins, assoupi à côté d’elle dans la trépidation berçante de la marche. La vareuse ouverte sur le pansement de sa blessure, — l’éclat d’obus avait brisé une côte, lésé légèrement le poumon, — il s’abandonnait au repos, bien las, encore meurtri des affreuses nouvelles que sa femme n’avait pu lui cacher longtemps, mais sorti de la crise où, après sa blessure, il avait failli rester, payer l’écrasant arriéré de tant de fatigues. Sous sa barbe longue, son extrême pâleur, il avait en dormant un air heureux, le calme un peu animal de l’organisme jeune qui se rattache, reprend vie.

Ce ne fut que très tard, le lendemain, dernier jour du mois, qu’Eugène et Marie arrivèrent. Quand la calèche roula dans la grande avenue, une sensation inexprimable de joie et d’amertume les pénétra. La nuit voilait les dégâts sinistres, les communs incendiés, les vides du parc. Trois femmes en noir les attendaient : Mme Réal, Marcelle et Rose. Un long embrassement, coupé de larmes, les confondit. Eugène, se tenant à la rampe et appuyé à l’épaule de Germain, gagnait enfin sa chambre. L’effort avait été bien grand, il se laissa tomber sur la chaise longue, pris