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monstres où des sapins entiers flambaient, chauffant de leurs monceaux de braises une centaine d’hommes en cercle, pieds brûlans, bustes glacés, officiers, soldats, convoyeurs pêle-mêle, jusqu’à des chevaux allongeant au-dessus des dormeurs, vers la flamme, leurs têtes osseuses aux yeux pensifs. C’était pour mériter le geste affectueux, le regard d’approbation de son oncle, qu’Henri, par un effort surhumain, aidé de Rombart, s’était pendant ces huit jours affrcux, de Saulnot au Doubs, raccroché à son rang. Et voilà que ce suprême effort, où il avait ramassé tout ce qui surnageait en lui de foi jeune et de bonne volonté, s’était offert en vain : on avait encore une fois perdu le régiment, séparé lui-même de la brigade depuis longtemps. La compagnie, égrenée et lasse, et cependant poussée irrésistiblement par le flot de l’arrière, se traînait à présent entre deux talus blancs, dans une épaisse couche de farine, neige pulvérisée sous l’innombrable tassement des pieds. Le capitaine imberbe et le très vieux sous-lieutenant, renonçant à donner des ordres, peinaient pour leur compte, parmi cette poignée d’hommes faméliques et hâves, — mince débris d’armature qui allait se disjoindre définitivement. Deux kilomètres encore dans le faufilement entre les voitures arrêtées, le passage de cavaliers, le remous des isolés, — et de cette fraction perdue du 3e zouaves, il ne subsistait rien. Autour de Besançon, trente mille traînards s’éparpillaient, maraudant et pillant ; le reste de l’armée, mélangée, confondue, bien peu de corps conservant leur unité, se hâtait, fuyant la menace noire, les nuées rapides de Manteuffel. L’attrait magique de la frontière, de la Suisse protectrice, fascinait déjà. Les coups de fusil lointains faisaient retourner anxieusement les têtes, bousculaient d’une fuite plus vive le flot moutonnant. On lisait la peur sur les faces hagardes, ivres d’un hébétement de faim, de fatigue et de froid. Les distributions, dont bien peu profitaient, se faisaient revolver au poing. Les caisses à moitié pleines semaient la neige tout le chemin était jonché de fusils, de cartouches et de sacs. Farouches sous les peaux de mouton, ou grelottant dans leurs couvertures trouées, ces foules défilaient, tendues vers l’étape, sans un regard de pitié aux camaarades qui tombaient, aux chevaux s’abattant par centaines, et qui, un moment, gigotaient, puis allongeaient leurs pattes raides. Leurs tas de cadavres jalonnaient la route. Le flot de souffrance s’élevait toujours vers Pontarlier déjà comble, vers l’espoir des paisibles vallées de France, but