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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Clinchant avait beau télégraphier à Bordeaux le refus de Manteuffel, son apparente violation de l’armistice, et renvoyer un nouveau parlementaire. Il ne s’attirait que la proposition hautaine de capituler. Un troisième officier retournait inutilement solliciter un sursis de trente-six heures. Enfin une dépêche du ministre éclairait le malentendu ; lui-même, à l’instant, venait d’être officiellement averti que l’armée de l’Est était exclue de l’armistice : il laissait le général libre d’agir au mieux des intérêts et de l’honneur.

Il n’y avait plus de salut que dans une prompte disparition, le déversement vers la frontière qui, à moins de deux lieues, ouvrait sa porte libératrice, cette frontière attirante comme un lit de repos, une table mise, un paradis d’oubli. L’internement en Suisse sauvait de la capitulation honteuse. Soldats, armes, matériel, s’ils devaient peser tout autant sur les conditions de paix future, reviendraient du moins à la France. On ne pouvait songer à redemander à cette ombre d’armée le moindre effort. L’armistice avait achevé de tout détendre. Nulle force au monde n’eût contraint ces bras morts à soulever les fusils.

Le soir du 31, Clinchant gagnait les Verrières, où déjà s’étaient amassés les convois d’artillerie et du train, dans une affluence grossissante d’isolés et de déserteurs, et, du village français au village helvétique, négociait, avec le général Hertzog, commandant de l’armée fédérale, une convention réglant le passage. Désarmés à la frontière, les soldats se rendraient dans les villes indiquées, les officiers gardant leur épée, canons et trésor confiés jusqu’à restitution à la garde loyale de la Suisse. Les signatures échangées, aussitôt commencèrent à franchir la ligne les troupes qui, depuis la veille, attendaient dans la neige.

À travers l’obscurité, le défilé tragique commença. Par l’étroite porte ouverte derrière Pontarlier, la route des Verrières et des Fourgs, par les moindres fissures de la montagne, le fleuve compact s’engouffrait, filtrait, ruisselait. Ce qui restait du 15e, du 20e et du 21e corps, amalgame sans nom de fantassins, de cavaliers, d’artilleurs, barricades mouvantes de charrois, se ruait dans un flux noir, pressé, continu. Mais, préservant la retraite, au défilé de la Cluse, entre le fort de Joux et la batterie de neige du Larmont, la voix du canon, le crépitement acharné de la fusillade s’élevaient une fois encore. L’avant-garde prussienne, après avoir traversé Pontarlier, pris quatre cents voitures chargées de vivres,