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heure, sur le pont du Rouge-Bief, il fut surpris de voir un cavalier qui les regardait venir, semblant les attendre. Jacques d’Avol avait réfléchi. Un combat s’était livré en lui : sa haine pour Pierre Du Breuil, l’estime que lui arrachait l’acte du père, tant de catastrophes subies ensemble, la détente d’une même affliction… Ce vieux, qui tenait de si près à l’homme qu’il avait aimé, allait-il l’abandonner, infirme, ne connaissant pas les chemins, à tous les risques ? Qu’il eût à se plaindre du fils n’était pas une raison pour qu’il ne secourût pas le père. Quand les zouaves furent à sa hauteur, il dit d’une voix émue :

— Mon colonel, j’ai une carte, si je pouvais vous être utile ? Voulez-vous que nous fassions route ensemble ?

Troublé, M. Du Breuil le regarda en face, ne vit dans ses yeux que droiture et sympathie. Il crut lire, sur le visage éloquent, le regret des duretés passées, un attendrissement au souvenir de Pierre. Comprenant que d’Avol jugeait désormais moins sévèrement son ami, il répondit :

— J’accepte, colonel.

Et spontanément leurs mains s’unirent. Longtemps, au pas égal de leurs chevaux, ils gravirent la côte en silence. Après d’inouïes tortures, des jours sans fin, laissant dans le sentier de la montagne trois de leurs compagnons morts d’épuisement, ils parvenaient au col de la Faucille ; ils étaient sauvés. Crémer, le corps franc des Vosges, deux divisions éparses, en tout près de dix mille hommes, s’en tiraient de la sorte.

Près de quatre-vingt-dix mille étaient déjà répandus sur la Suisse. Le défilé avait duré deux jours. D’un crépuscule à l’autre, toute la nuit, le lendemain encore, par les versans blancs de neige, intarissablement descendait le flot noir. D’une poussée lente et formidable, les vagues venues de l’arrière, renaissant sans cesse, chassaient les autres devant elles. Entre la haie des troupes fédérales, immobiles l’arme au pied, l’inondation coulait, coulait toujours. Pour que les derniers pussent entrer, il fallait que les premiers marchassent des lieues et des heures. Jetés au passage en tas énormes des deux côtés de la route, s’amoncelaient fusils, cartouches, sabres, revolvers et gibernes. Des lances piquées dans le sol hérissaient leur forêt nue. On n’entendait au long de la multitude qu’une grande plainte, faite de milliers de toux sèches. Presque tous boitaient, les pieds saignans ou gonflés ; sous les cheveux longs, les faces embroussaillées montraient