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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

pas, le long des communs croulans, vers la pelouse ensoleillée. Lui, dans un caban chaud, l’œil plus vif, le teint meilleur, et se croyant, quoique faible, presque rétabli ; elle, emmitouflée d’un châle, souriante, lasse de tant d’émotions et de veilles, sentant à présent s’alourdir en elle le fardeau léger, la chère petite présence.

— Comme ils ont abîmé la charmille ! dit Eugène.

Ils se serrèrent davantage, savourant d’une façon plus amère la pauvre, la profonde joie d’être là, désormais inséparables, avec l’avenir devant eux. Car cette affreuse guerre, pour Marie, c’était le passé ; et lui, son devoir rempli, par delà la paix prochaine il entrevoyait, avec un espoir résolu, la route future, carrière, foyer, patrie, tout un lent rebâtissement sur les ruines. Marie, dans son horreur du fléau, son épouvante de ce qui pouvait le déchaîner encore, murmura :

— Pourvu que ce soit bien fini, au moins ! Je ne te redonne plus, moi !

— La prolongation de l’armistice, les négociations de Thiers à Versailles, dit Eugène, ne laissent pas de doutes.

Resté sur l’impression de la déroute du Mans, pénétré jusqu’aux moelles d’une répulsion pour tout ce qu’il avait souffert, pour ce délire sanguinaire dont il avait partagé l’ivresse trouble ou réfléchie, poursuivi par les regards du Français qu’il avait vu fusiller, du Prussien qu’il avait sabré, Eugène, déprimé, ne parvenait plus à maîtriser, même en faveur de la défense, sa haine de la guerre. Il jugeait qu’on avait assez fait, au 75e ; que lui, les siens avaient payé leur dette ; maintenant l’honneur était sauf ; on pouvait peut-être songer à se refaire, à réparer les brèches. Et, se laissant gagner à ce qu’il y avait d’éternel dans le renouvellement de la nature, de vivifiant et de subtil dans cet air de Touraine, Eugène espéra.

Un bruit confus s’élevait. Au bord du fleuve, longeant la route, des dragons hessois passaient au trot. Leur masse verte apparaissait, disparaissait entre les arbres. Au bout des lances les flammes voletaient. Les rangs alignés se détachèrent, par quatre, hommes bien nourris, chevaux en forme. Au commandement, la colonne éteignit l’allure, prit le pas. Les chevaux s’ébrouaient, détendaient l’encolure ; les hommes causaient. Pas d’éclaireurs ni de flanqueurs. Ils étaient là comme chez eux.

Tout l’horizon s’en obscurcit ; le poids écrasant retombait sur Eugène. Sa figure se crispa tellement que Marie lui saisit la