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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

allait, venait, souriait tristement à Mme  Réal. Volets demi-clos pendant les heures où il s’assoupissait, elles se tenaient immobiles, aux aguets dans leur fauteuil, sans parler. Marie espérait, en se faisant bien petite, en évitant tout sursaut de révolte, conjurer, à force de patience et de douceur, le sort redoutable.

Dans les accalmies de ses toux rauques ensanglantant les mouchoirs, et même lorsque la fièvre s’emparait de lui, Eugène s’enfonçait dans un silence taciturne. La vue de sa femme, au lieu de l’apaiser, redoublait son morne désespoir. Faisant semblant de dormir, ou bien les yeux ouverts, il méditait en de longues torpeurs. Son regard ne se détachait pas d’un point de la muraille, comme suspendu à une idée fixe. Même quand Marie l’enveloppait de ces caresses si douces aux malades, une main fraîche sur un front qui brûle, les couvertures bordées avec légèreté, il ne détournait pas la tête, n’avait pas même, au coin des lèvres, un sourire. Il était comme un homme qui, au moment de se noyer, a repris terre, embrasse le ciel, la lumière, les arbres, respire, et que brusquement la vague remporte. Il ne gardait de sa brève délivrance qu’une amertume horrible : s’être cru sauvé, se sentir perdu. La terre était loin, l’éclaircie de bonheur fuyait ; il était entraîné par un courant de fond, sombrait irrésistiblement. Quand la toux l’avait secoué, du sang plein la bouche, il avait eu la même impression que sur le pont de Saint-Jean-sur-Erve, lorsque l’éclat d’obus l’avait frappé, et qu’emporté aux bras de M. de Joffroy, il ne distinguait plus qu’un brouillard rouge, et, dans cet effacement, le visage de l’Allemand qu’il avait tué, le reproche infini des yeux bleus… La mort ? Elle le guettait, elle était là ! Comment le savait-il ? Quelle voix sans parole lui chuchotait ? Hypnotisé par l’évidence, il ne parvenait pourtant pas à la contempler en face. Cette mort que jadis, avant la guerre, il n’avait envisagée que comme un accident improbable, une nécessité lointaine, cette mort contre laquelle il se cabrait à la veille de Coulmiers, et dont la peur l’avait une minute poussé à fuir avec ses mobiles, cette mort qu’à Loigny, à Josnes, au Mans, il avait courageusement affrontée, cette fois elle s’ouvrait devant lui, béante. L’abîme que n’éclairait nulle certitude de survie, l’abîme, enténébré de son doute, lui semblait d’autant plus affreux qu’il l’avait plus longtemps côtoyé, qu’enfin sauf, il s’était imaginé le laisser en arrière. Ainsi il n’avait échappé à tous les périls de la campagne que pour tomber sous le dernier