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Quand, après un sommeil d’abattement, il revint à lui, il était très calme, comme détaché d’une partie de lui-même. Marie en fut plus effrayée que de son délire ; elle comprenait qu’il avait franchi un nouveau pas, s’éloignait à travers un pays d’ombre, où elle ne pouvait le suivre. Une journée passa encore. Eugène, de ces fantômes, n’en percevait plus que deux. Ils s’interposaient entre le monde et lui, siégeaient en silence à ses côtés. Tour à tour ils le regardaient, patiens, comme s’il devait partir avec eux. Pirou, de son visage décomposé, hurlait l’exécration de la guerre ; l’Allemand, de son sourire fraternel, en disait l’infinie tristesse. Ils étaient les deux faces du masque hideux. Complice de la mort de l’un, cause de la mort de l’autre, le Français, l’Allemand, il ne voyait en eux, en lui, que d’égales victimes de l’abominable fléau. Puis, se souvenant du commandement de Dieu : « Tu ne tueras point, » il se demandait, en pensant au mort du plateau d’Auvours, marié comme lui, père comme lui, si aujourd’hui, par une compensation fatidique, il n’acquittait pas la dette du sang. En même temps il éprouvait une honte, une peine, un remords inexprimables. Il se sentait déchu de sa conscience d’homme. Et pourtant il avait obéi à une nécessité supérieure ! Il avait fait son devoir de soldat, de Français. Comment concilier l’implacable antinomie ? La guerre sainte, gardienne du foyer, de la patrie, avec la guerre qui broie toute pitié, toute fraternité, la guerre qui brûle, viole, saccage, massacre, la guerre qui ravale à la bête féroce ! Problème insoluble, doute affreux !

Le lendemain, Mme  Réal monta d’un air joyeux. Elle baisait Eugène au front, et dit :

— La paix est signée.

Mais ces mots dont elle escomptait l’allégement n’amenèrent pas même un sourire.

— Ton père arrivera bientôt, reprit-elle. Les Allemands vont quitter le pays.

— Ah ! dit-il.

Et ce fut tout.

La nuit vint. La visite du médecin dura peu. Ce n’était plus, avoua-t-il, qu’un sursis de quelques heures. Le désespoir de Marie fendait l’âme. Marcelle et Rose, pendant une somnolence d’Eugène, entrèrent sur la pointe du pied, mais bien vite elles suffoquaient ; Mme  Réal les emmena. Marie se jetait au pied du lit, priait de toute son âme. La pendule, de son tic tac familier,