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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

ment frappés. Aux gares, on les exposait aux huées de la populace : « Assassins ! bandits ! pourceaux ! » Deux de ses compagnons, devenus fous, et, pour les calmer, bourrés de coups de crosse à la face, étaient morts en arrivant à Stettin. Trente mille soldats français y végétaient. On l’avait assimilé aux officiers prisonniers sur parole. Quant aux paysans, on les traitait en forçats ; hâves, à moitié vêtus, sans souliers par tous les temps, ils cassaient des cailloux.

Georges de Nairve replia la lettre. Il comparait sa captivité à celle de Maurice. Échangé après l’armistice, il n’avait, pendant un mois, connu à Versailles que la politesse des vainqueurs. On avait eu égard à sa blessure, à son grade. Il s’était ressenti de la proximité des grands chefs. Près du soleil, il avait moins souffert ; mais, là-bas, en ce pays rude, loin de tout contrôle, la brutalité des subalternes se donnait carrière ! C’était bien cela, et c’était éternel ! Il était devenu pessimiste ; caractère d’ordre et de discipline, il s’effrayait : il n’augurait rien de bon du bouillonnement de Paris, le seul souvenir heureux qu’il gardât était celui de son fort. Il allait rejoindre l’armée de Chanzy à Poitiers, mais il lui tardait de se retrouver à son bord, entouré de franches figures de matelots, quand la Minerve reprendrait la mer. Il n’aimait que cette vie réglée et mâle, les mois de croisière au vent du large, le balancement de la houle sous les cieux libres, dont ses yeux d’eau gardaient la nostalgie.

Frédéric remettait dans son portefeuille la lettre de leur frère. Quand le forestier pourrait-il galoper au hasard de ses inspections, dans les allées des grands bois, sous les arbres reverdis de Marchenoir ou d’Amboise ? Pour lui, il avait hâte de revoir l’immensité de ses prairies, d’y respirer à l’aise ; arrivé de Mâcon avec le cousin Charles, il allait rallier Bordeaux, où il avait rendez-vous avec ses volontaires ; il ne les ramènerait pas tous à Buenos-Ayres. Il emportait le chagrin d’abandonner vaincue, mutilée, la mère patrie. Il eût voulu la servir mieux, lui apporter plus que le sang de quelques-uns et qu’une part de sa fortune. Si les francs-tireurs n’avaient pas été plus utiles, si souvent même ils avaient été à charge au pays, n’était-ce pas qu’on n’avait pas su, pas pu les organiser, les discipliner ? Sa petite troupe avait montré ce que peut l’endurance sous une volonté. Et, quoiqu’il partît sans autre récompense que le sentiment du devoir accompli, il ne regrettait rien de cette flambée où le vieil homme avait jeté ses dernières passions ; jamais il n’oublierait cette étonnante armée des Vosges,