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LE POÈTE NOVALIS.

s’élèvent, le dernière lampe s’éteint, la rose s’effeuille, et le cygne, ouvrant ses ailes blanches, s’envole vers le Sud…

Lorsque, vers la fin de l’automne de 1828, je revins du Sud, ma route me conduisit dans les environs de Gœttingue, et je m’arrêtai, pour changer de chevaux, chez ma grosse amie la maîtresse de poste… Mlle Sophie était à la fenêtre et lisait ; et, lorsque je montai vers elle, je retrouvai dans ses mains le volume de maroquin rouge à tranches dorées, le roman d’Ofterdingen de Novalis. Elle avait toujours lu et sans cesse dans ce livre ; aussi elle ressemblait à une ombre. Sa beauté était toute céleste, et sa vue excitait une douce douleur. Je pris ses deux mains pâles et amaigries dans les miennes, et je lui demandai : « Mademoiselle Sophie, comment vous portez-vous ? — Je suis bien, répondit-elle, et bientôt je serai mieux encore ! » Et elle me montra par la fenêtre, dans le nouveau cimetière, un petit monticule peu éloigné de la maison. Sur cette éminence s’élevait un petit peuplier mince et desséché : on ne voyait que quelques feuilles qui tremblotaient au souffle du vent d’automne. Ce n’était pas un arbre, c’était le fantôme d’un arbre.

Sous ce peuplier repose maintenant Mlle Sophie ; et le souvenir qu’elle m’a laissé, le livre de maroquin rouge aux tranches dorées, où se trouve le roman d’Henri d’Ofterdingen de Novalis, est placé en ce moment sur ma table, et je m’en suis servi pour composer ces pages.

C’est là, certainement, d’excellente ironie, encore qu’elle puisse s’appliquer à n’importe quel poète tout autant qu’à l’auteur d’Henri d’Ofterdingen. Mais, pour peu qu’on ait fait connaissance avec Novalis, cette ironie risque de perdre une partie de son charme : car non seulement on regrette, alors, qu’Henri Heine n’ait pas cru devoir relire d’abord le livre dont il se moquait, puisqu’il en avait précisément sous la main un bel exemplaire de maroquin rouge aux tranches dorées ; on regrette aussi que, s’étant chargé de nous renseigner sur les poètes allemands, il ait cru devoir prendre pour objet de sa moquerie le plus pur et le plus noble d’entre eux, un poète dont je ne crois pas que personne, avant ni après lui, ait cité le nom sans un tendre respect. Et l’on a beau se rappeler que la critique de Heine, de l’aveu même des plus zélés de ses apologistes, « est toujours inspirée par des rancunes personnelles, » on ne devine pas quelle rancune peut avoir inspirée au poète d’Atta Troll un homme qu’il n’a point connu, — Novalis étant mort dès 1801, — et qui, durant sa courte vie, s’est soigneusement gardé de toute polémique. Peut-être le grand tort de Novalis, aux yeux de Heine, a-t-il été de s’appeler Hardenberg, ou plutôt de Hardenberg (la particule, ici, constitue entre les deux noms une différence essentielle), et de descendre d’une des plus illustres familles de l’Allemagne ? Ou

TOME CLXII. — 1900.