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fantins, son instinct musical. Aime-t-elle lire ? Son goût pour les ouvrages de dames. Elle ne veut rien être. Elle est quelque chose. Son visage, sa taille, sa santé. Elle ne fait pas grand cas de la poésie. Sa franchise à mon égard, à l’égard des autres. Elle ne semble pas encore s’être éveillée à la réflexion ; mais moi-même ne m’y suis éveillé qu’assez tard. Son attitude envers moi. Sa peur du mariage. Ce qui lui plaît le plus dans les hommes et les choses. Son tempérament est-il formé ? Sa peur des revenans. Son talent d’imitation. Elle est sensible, irritable. Elle a le goût de la mesure. Son esprit d’ordre. Son désir de commandement. Elle veut que tout le monde m’aime. Elle a jugé mauvais que je me sois trop tôt adressé à ses parens, que j’aie trop vite laissé échapper le secret de notre amour. Elle n’entend pas être gênée en rien par mon amour. Souvent mon amour lui pèse. Elle est profondément froide. Aptitude énorme de toutes les femmes à cacher, à feindre. Leur don d’observation plus fin que le nôtre, leur tact plus sûr. Toutes les femmes sont plus parfaites que nous. Plus libres que nous. D’ordinaire moins bonnes que nous. Elles discernent mieux que nous. Ce qui est pour elles nature, chez nous paraît art, et c’est notre nature qui est artifice chez elles. Elles individualisent, tandis que nous universalisons. Sophie ne croit pas à la vie future, mais à la métempsycose. Elle n’aime pas qu’on fasse trop attention à elle, et n’admet pas non plus d’être négligée. Elle me veut toujours gai. Elle ne se laisse pas tutoyer. Ses mets favoris : la soupe aux légumes, la viande de bœuf, les haricots, l’anguille. Elle boit volontiers du vin. Elle a du goût pour la comédie. Elle pense plus aux autres qu’à soi-même.

Novalis aimait tendrement sa fiancée, tout en ne se faisant guère, comme l’on voit, d’illusions sur elle. Il lui consacrait toutes ses heures de loisir, il n’était heureux qu’auprès d’elle, et rêvait du moment où il pourrait enfin l’avoir toute à lui. Mais, à en juger par certains mots de ses lettres, peut-être son amour n’aurait-il pas résisté à une attente trop longue, et certes, en tout cas, il n’aurait pas eu sur lui la profonde et bienfaisante influence qu’il a eue, si sa petite fiancée ne s’était, tout à coup, révélée à lui sous un jour nouveau.

Dans les derniers mois de 1795, l’enfant s’alita, dépérit, fut en danger de mort. Et dès cet instant l’amour qu’avait pour elle Novalis se trouva comme transfiguré, il devint une ardente et fiévreuse passion, il alluma dans son cœur et dans son cerveau une flamme qui, désormais, ne devait plus s’éteindre. Amour mélangé de pitié, sans doute, et peut-être de remords : mais d’autant plus il s’empara de tout l’être du jeune homme. Pendant près de deux ans, jusqu’à la mort de Sophie, la vie de Novalis fut une sorte de martyre. Il avait dû quitter Tennstedt, en janvier 1796, pour se rendre auprès de son père à Weissenfels, où il venait d’être nommé commis aux salines. Mais, de loin comme