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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/448

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C’est un défilé fameux, sur l’horreur duquel s’exerçait naguère encore la riche imagination des narrateurs. Hélas ! le merveilleux des récits descriptifs s’atténue avec les progrès de la locomotion et les possibilités croissantes de contrôle. Aujourd’hui un millier de voyageurs franchit, chaque semaine, le pas d’Angostura sans apercevoir Charybde ni Scylla menaçant leurs mâchoires claquantes et leurs paumes trémulantes. Profond, rapide, sans plus, le fleuve file entre deux falaises à pic creusées, rodées par sa séculaire patience. Et le nom du village perché sur la rive en cet endroit rappelle précisément l’engouffrement torrentueux du Magdaléna.


Avec Buenavista enfin, presque au terme de notre traversée, les Andes réapparaissent, mais tout près cette fois, incroyablement rapprochées, d’un coup de baguette magique, et de toutes leurs aiguilles claires poignardant le ciel, les suprêmes Andes. Mieux que jamais on en aperçoit les mille détails, les architectures, le fourmillement d’anfractuosités nettes et bleuâtres. Ce peuple confus de vallées, de tours, de nuages, d’aires aériennes et de contreforts étages, semble refléter sa fraîcheur, l’incomparable transparence de son atmosphère sur le petit village, clair et gai, qui est au-dessous, tout vert de cocotiers, tout gris de toits de chaume, et si pastoral devant la belle nappe lente de la rivière ! Buenavista, la bien nommée, avec son air de sentinelle, de bivouac avancé au pied des premières grandes chaînes américaines ! Celle-ci s’appelle la Cordillère de Samana. Elle constitue le deuxième rameau important de ce nœud d’Antioquia dont nous avons aperçu plusieurs fois les émissions secondaires pendant ces derniers jours. En attendant que quelques tours encore de roue, quelques temps de galop nous aient fait asservir sous nos pas les arêtes centrales, elles sont bien prometteuses déjà, elles respirent bien l’enthousiasme, parmi ce ciel nouveau, cette magie de clarté et l’humide azur. Elles restent bien fidèles à la belle épithète grecque ; escalier des dieux, Theôn ochêma. Avec la voix faible, vague à miracle de leurs torrens et de leurs avalanches, elles nous fascinent, nous appellent ; il leur tarde de nous prendre le cœur, la respiration, la vie, de se donner à nous sur leurs ultimes gradins comme de sauvages fiancées qui veulent qu’on les mérite. Abri et refuge de la liberté sacrée, a dit le poète. Oui sans doute, même ici, surtout ici. L’Eskualdunac qui pendait à l’âtre basque,