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LE FANTÔME.

du Décaméron, — son tableau d’autel du Ferrarais Cossa, — son haut crucifix d’argent et d’or, probablement ciselé dans l’atelier du Verocchio ! Parmi tant de richesses, dont chacune évoquait pour le dilettante des sensations si vives de découverte et de désir, de poursuite et de conquête, une seule existait pour lui en ce moment : la pendule en forme d’ostensoir qui lui servait à savoir l’heure, — bien paradoxalement ; — car le Florentin, serviteur des premiers Médicis, qui avait modelé les figurines du piédestal, n’avait certes pas prévu qu’après cinq cents ans, une savante introduction de ressorts modernes ferait encore aller l’aiguille sur l’antique cadran, et mesurerait le temps aux petits-fils des arrière-petits-fils de ses contemporains. L’aiguille avançait, de cette invisible et irrésistible marche qui, dans quelques années encore, arracherait et cette horloge elle-même et ces tableaux et ces sculptures et ces orfèvreries à leur présent possesseur, comme elle les avait arrachés aux autres. Mais ce n’était pas cette philosophique réflexion sur la fuite des jours que le battement du balancier inspirait au vieillard. L’aiguille marquait en cet instant un peu plus de neuf heures et demie, et M. d’Andiguier attendait pour dix heures, avec une véritable fièvre d’impatience, quelqu’un qui n’était ni un antiquaire détenteur d’un des cinquante-et-un tarots restans du jeu d’Ambrogio, ni un érudit, capable de lui bien authentiquer son crucifix. Non. Cette visite dont l’approche troublait à ce point le collectionneur ne se rattachait à aucune des préoccupations esthétiques qui semblaient seules devoir l’impressionner. Il s’agissait, — quel contraste avec les splendeurs partout éparses sur les chevalets et sur les murs ! — de la plus quotidienne, de la plus bourgeoise aventure qui puisse se produire dans l’entourage d’un vieux Parisien : une difficulté devinée dans un ménage auquel M. d’Andiguier s’intéressait, parce qu’il avait connu la jeune femme tout enfant. Cette jeune femme, mariée depuis un peu plus d’un an, venait de lui écrire, le matin même, qu’il lui arrivait un grand, un affreux malheur, que lui seul pouvait l’aider et la sauver, et qu’elle serait rue de la Chaise à dix heures. Les termes de cette lettre, l’agitation de l’écriture, l’insistance avec laquelle Éveline Malclerc, — c’était son nom, — le suppliait de la recevoir aussitôt, tout avait prouvé à M. d’Andiguier que certains pressentimens dont il était tourmenté depuis plusieurs semaines à son endroit ne le trompaient pas, et cette seule idée suffisait pour