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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

venait d’ensanglanter la place de Grève : des groupes pacifiques s’y pressaient. Des députations venaient de sortir de l’Hôtel de Ville dont les fenêtres étaient garnies de mobiles embusqués… Le 101e de la garde nationale ayant alors débouché sur la place, sans provocation les mobiles avaient tiré… Les blessés, des passans inoffensifs, jonchaient le sol. Des deux côtés, sacrilèges, les coups de fusil se répondaient… Un tremblement de répulsion agitait ses mains.

Il disait les choses telles qu’il les avait vues, sous l’angle de ses passions et de son parti pris. D’où étaient parties les premières balles ? Ce que Jacquenne n’avait pas vu, ne disait pas, c’était qu’à la voix d’un des leurs, Serizier, les gardes avaient ouvert le feu sur le colonel Vabre, commandant le palais, resté hors des portes avec deux officiers de mobiles, dont l’un avait été tué. À cette vue, des fenêtres, les mobiles avaient riposté. En un instant la place était balayée ; Sapia, deux membres de l’Internationale, restaient avec vingt autres sur le carreau. Des maisons de l’avenue Victoria, du coin des quais, où l’on ébauchait une barricade, la fusillade continuait ; mais les troupes arrivaient de toutes parts, le calme était rétabli comme par enchantement.

Une tristesse infinie dans les yeux, Thévenat dit : — C’était fatal. En ne lui faisant rien faire contre l’ennemi, on a tout fait, pour que le peuple de Paris en vînt là. Maintenant le dernier mot est dit, on se bat entre frères. Les Prussiens peuvent entrer… Jacquenne cria de sa voix dure : — Non, Thévenat, le dernier mot n’est pas dit ! — Une frénésie à revoir le sang de tout à l’heure, une haine où bouillonnaient tous ses vieux fermens de révolte, le dressait contre ces maîtres de Paris, dont l’incapacité livrait Paris. Mais un jour viendrait !… — Mon Dieu ! murmura Mme Thévénat.

Elle appuyait son front à la vitre, le cœur retourné. Les regards perdus dans l’horizon de brume où l’hivernal soleil se couchait par delà le Luxembourg désert, l’océan des maisons et des toits, Martial et Thévenat contemplaient l’invisible ligne des coteaux, le cercle infranchissable, d’où grondait le bombardement. Naguère, ils évoquaient, derrière les hauteurs silencieuses couronnées de bois, les armées de la délivrance, la province en marche. Que de fois ils avaient ainsi été au-devant de l’élan de la France, penchés à la fenêtre du petit cabinet de travail pareil à une loge de guetteur ! Que de fois ils avaient embrassé de là