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LE FANTÔME.

ligne du nez plus délicate, et plus charmante la bouche avec des lèvres roulées qui s’abaissaient au coin dans un pli presque amer, et plus ensorcelante la profondeur bleue des prunelles, que les larmes de tout à l’heure avaient comme voilées, et plus frais, plus transparent ce teint, où la suffusion d’un jeune sang mêlait un rose si tendre à la pâleur. La robe d’Antoinette en taffetas mauve, échancrée à peine, dégageait son cou d’un modelé encore un peu grêle, mais si flexible, et elle mettait à chacun de ses mouvemens cette inexprimable souplesse qui donne aux plus humbles gestes une distinction innée. En face d’elle, le jeune homme à qui cette fleur d’aristocratie était destinée montrait une physionomie et une encolure, des attitudes et des façons de respirer, de se tenir, de manger, de regarder, désastreusement, irrémédiablement communes. C’était un garçon assez gros déjà et lourd, dont on n’aurait pu dire qu’il était laid, car il avait un visage assez régulier, et un certain air de santé et de force. Mais sa vulgarité était si déplaisante, si étalée aussi, qu’elle eût été odieuse, même à quelqu’un de moins partial que ne l’était déjà Philippe. L’hérédité paysanne était reconnaissable aux moindres gestes de cet individu, fabriqué trop évidemment avec de l’épaisse étoffe humaine. Ses pieds larges étaient posés à terre disgracieusement, dans des escarpins du soir qu’ils déformaient, ses mains velues tenaient son couteau et sa fourchette brutalement. La grossièreté extérieure de ce plébéien, comme endimanché dans son habit, correspondait-elle à une grossièreté intérieure ? Philippe devait savoir plus tard que oui. Il devait savoir aussi quel martyre de dévouement filial représentait le consentement de Mlle  de Montéran à ce mariage. C’était une histoire à la fois très tragique et très simple : les Montéran s’étaient ruinés et donnaient leur fille à un butor riche, attiré sans doute vers cette fine enfant par cette antithèse même, et par la vanité d’unir sa roture à une famille de très authentique noblesse, et Mlle  de Montéran acceptait ce mariage, parce qu’elle savait ses parens à bout de ressources et qu’elle pourrait, riche à son tour, les aider, payer leurs dettes, leur faciliter la vie. Ce drame de famille s’était dessiné tout entier dans la divination de d’Andiguier, rien qu’à comparer les deux jeunes gens, à se souvenir du cri jeté par la fiancée, quand elle se croyait seule, de cet « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! » où grondait une si violente révolte de tout son être, — contre quoi ; sinon contre cela ? Il