Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/515

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
511
LE FANTÔME.

en lui s’était comme arrêté, comme figé pour toujours. Il allait vivre encore, ou plutôt survivre, de cette vie de ceux qui ont enseveli sous la terre, avec un être adoré, toutes leurs raisons d’exister.

Il lui en restait une cependant, et la morte aurait pu revivre pour lui en Éveline. Ah ! s’il avait eu cette enfant auprès de lui pour l’élever, pour la défendre, pour suivre, d’année en année, de semaine en semaine, les progrès de sa ressemblance avec sa mère, pour lui éviter les moindres dangers dont l’eût averti son expérience du caractère de l’autre. Tout de suite, les circonstances en avaient décidé autrement. Éveline avait été confiée à sa plus proche parente, une sœur de son père, mariée à un comte Muriel, des Muriel du premier Empire, un gros propriétaire terrien, occupé d’élevage et qui passait huit mois sur douze dans son château de Normandie. La comtesse Muriel était une excellente femme, chez laquelle l’hérédité paysanne, tournée chez son frère en rudesse, s’était tournée en bonhomie, en une ample et généreuse manière de sentir, toute simple, tout instinctive. Mère elle-même de quatre enfans, elle avait dit, en prenant sa nièce avec elle : « C’est une cinquième fille, voilà tout… » et elle avait tenu parole. D’Andiguier avait aussitôt compris qu’il serait vain d’expliquer à cette grande et forte bourgeoise de campagne, d’un animalisme si primitif, malgré ses cent mille francs de rente, les nervosités de la fille d’Antoinette, et les complications de cette précoce sensibilité. Il s’était dit, non sans raison, que cette grosse affection ferait peut-être à cette enfant trop délicate une atmosphère plus saine que n’eût été sa sollicitude, et il s’était effacé, se contentant de ne jamais perdre le contact avec le milieu où elle grandissait, constatant à chaque séjour à Paris, qu’elle était bien traitée, et heureuse. Du moins, — car avec cette créature si pareille à sa mère il y avait toujours de l’inconnu par delà les apparences, — elle lui avait semblé heureuse, et, voyant qu’elle n’avait pas besoin de lui, il s’était de plus en plus renfermé dans son intérieur, entre son musée qu’il continuait d’enrichir, — un peu comme on dit que le castor bâtit des huttes, même inutiles, — et l’hypnotisme rétrospectif de ses souvenirs. Pourtant, malgré la séparation de leurs deux existences, un lien mystérieux n’avait pas cessé de l’unir à cette enfant qu’il avait vue naître, et, chose plus étrange, d’unir cette enfant à lui.