Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/596

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

crépuscule, couvrir peu à peu les abords du village, tandis que roulait le grondement formidable, ininterrompu du canon et que les salves de la fusillade crépitaient, pareilles à un déchirement sans fin ; entre eux et nous, au loin, les troupes du sixième corps, débordées, écrasées de feux, paraissaient, dans leur déroute, comme une fourmilière en désordre ; plus près, les divisions du quatrième, le flanc droit découvert, se repliaient lentement : un moment, la Garde, que nous apercevions là-bas, sur le plateau du Gros-Chêne, en une masse profonde, s’était ébranlée vers la plaine ; et, de nos poitrines, un cri s’était élevé, d’espérance et de réconfort ; puis, plus rien, le mouvement s’était arrêté et la Garde reprenait sa position. C’était fini : notre division de cavalerie allait se trouver, en l’air, à la droite, de l’armée. Le général de Clérembault m’envoya rendre compte de la situation au maréchal Lebœuf, commandant du troisième corps, et prendre ses ordres.

Je le trouvai, entre la ferme de Leipsick et celle de Moscou, à côté de cet « Arbre mort » dont l’histoire a retenu le nom symbolique, à pied, comme tous ses officiers groupés près de lui, entre le général Manèque, son chef d’état-major, et le général Changarnier, depuis huit jours spectateur héroïque des combats où il n’avait pu trouver d’autre emploi de son ardeur.

Près d’eux, des mitrailleuses tiraient sans interruption ; en arrière, des lignes d’infanterie étaient couchées à plat ventre ; les obus passaient en sifflant, labouraient la terre, éclataient avec un fracas continu. La nuit tombait : devant nous, le soleil avait laissé sur l’horizon une large bande de feu, et des sillons lumineux, rayant à chaque instant l’obscurité naissante, marquaient la place des batteries allemandes ; l’ « Arbre mort » jetait vers le ciel ses bras tragiques et désolés.

Tandis qu’à cheval, le képi à la main, je m’acquittais de ma mission, et que les généraux, le visage tourné vers moi, écoutaient mon récit, un groupe de cavaliers parut près de nous, et s’arrêta devant le maréchal.

C’était le général de Ladmirault, suivi de son escorte. Je me tus aussitôt, et, demeuré dans la même posture, j’entendis ses courtes et poignantes paroles. Il dit la retraite du sixième corps, la sienne, et s’enquit si quelque secours pouvait lui être donné. Sa voix, dans le bruit des mitrailleuses, était tranquille et grave ; son visage, à cette heure funeste, calme, comme à Rezonville, quand il croyait marcher à la victoire. Le maréchal répondit à peine,