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LE FANTÔME.

lait pas me la dire. Nous voyagions alors en Italie, et, comme nous ne nous quittions guère de la journée, rien de ce qui se passait en lui ne m’échappait. Je remarquais que ces accès d’humeur noire surgissaient avec plus de force, justement après des instans d’entière union, d’intimité d’esprit, de paix complète et d’abandon. On eût dit qu’une sorte de mauvais génie se révoltait dans son cœur contre toutes ces émotions douces. À peine s’il essayait de lutter maintenant. Quand je voyais une certaine ombre passer dans ses yeux, je pouvais être sûre qu’il trouverait, après quelques minutes de résistance intérieure, un prétexte pour me quitter. Il revenait dans une heure, deux heures, trois heures quelquefois. Un jour, à Naples, il fit un effort pour m’expliquer ces étranges accès. Il me dit qu’il avait toujours souffert de désordres nerveux ; qu’à de certains instans, il lui prenait comme une manie, une anxiété, qui ne s’apaisait que dans la solitude. Ce furent des phrases compliquées et embarrassées, qui se terminèrent par une demande que je le laissasse pendant deux ou trois jours aller quelque part sans moi. J’acceptai. Il partit pour Sorrente. Le lendemain même il rentrait, pour me demander pardon, en proie à un véritable délire de tendresse, qui me fut, à moi, une affreuse douleur. Je compris alors, pour la première fois, ce que j’ai tant senti depuis, et cette nuit encore : lorsqu’il m’aime à présent, c’est par pitié… Ah ! quelle misère !…

Elle s’était interrompue dans cette étrange confidence, comme si rappeler ces retours de son mari vers elle, par la compassion, lui était réellement trop pénible. Qu’elle avait dû souffrir, pour en être arrivée, et après un an de mariage, à cette lucidité de la femme qui, derrière les paroles d’amour de celui qu’elle aime, discerne autre chose que de l’amour, qui les accepte pourtant, ces paroles, qui les écoute, qui leur cède, et qui sait qu’elle n’est caressée, désirée, possédée, que parce qu’elle est plainte ! Il y avait, dans ces rapports entre elle et son mari, qu’elle révélait en des termes forcément énigmatiques, une telle anomalie ; d’Andiguier, obsédé par le souvenir du ménage de la mère, avait imaginé des causes si différentes aux troubles de celui de la fille, que le déconcertement dominait tout en lui, même la sympathie :

— Mais c’est de la folie en effet ! s’écria-t-il, et il répétait : C’est de la folie !… Et, comme Éveline disait « non » en secouant la tête : — Non ?… répéta-t-il. Alors, comment interprètes-tu sa conduite ?…