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la suite nécessaire de ce divorce qu’elle avait exigé entre sa vie de famille et sa vie d’amour. Combien de fois, depuis qu’elle m’a quitté si tragiquement, ai-je souhaité de voir son enfant, de la connaître, de lui parler, de savoir si elle lui ressemble ! Et puis de faire quoi que ce soit pour ce rapprochement m’a paru une espèce de manque à la parole donnée autrefois, presque un sacrilège envers sa mémoire. Combien de fois ai-je imaginé un hasard qui nous mettrait en face l’un de l’autre, cette jeune fille et moi, sans que j’eusse rien fait pour cela, afin de concilier mon scrupule et cette envie ! Et cette rencontre n’a jamais eu lieu. Mademoiselle Duvernay vit d’habitude, si mes renseignemens sont exacts, — car je n’ai jamais pu en prendre qu’avec tant de prudence, — hors de Paris. Et moi, j’ai tant voyagé, depuis ces dix années, tant trompé par du mouvement cette impuissance à sentir, cette incapacité de me rajeunir dans des émotions nouvelles, rançon de ce trop complet amour !… Et tout à l’heure, après cette crise aiguë de souvenirs, cette soudaine révélation que cette enfant se trouvait si près de moi à mon insu m’a de nouveau donné le frisson superstitieux, ce sentiment, que je n’accepte pas, d’une communication entre la morte et moi. Pendant une seconde, devant ces tout petits signes de trouble que je croyais surprendre chez René de Montchal, l’idée m’a saisi qu’elle était revenue, la veille, me demander de partir, me demander de défendre sa fille contre un désastreux mariage… Quelle ironie que ce sursaut d’illusion mystique aboutisse à me faire dîner ce soir, avec ce pince-sans-rire de Jacques, ce petit rien du tout de René de Montchal, et une créature, — dans un des restaurans de Monaco ! Comment m’y prendre pour que Montchal me dise si cette nièce de Mme Muriel est vraiment Éveline Duvernay, et qu’il ne puisse même pas soupçonner que je connais son nom ?

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Hyères, 17 décembre.

… Ce n’est pas sans remords que je suis venu ici, mais comment les garder, ces remords, après l’émotion de cette journée qui m’a comme galvanisé l’âme ? Si Antoinette pouvait recevoir encore quelque joie dans ce pays de l’éternel oubli où elle est entrée, de sentir combien elle me reste vivante ne lui serait-il pas une