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LE FANTÔME.

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Hyères, 2 février 1892.

… Ce qui m’arrive est si complètement extraordinaire, c’est une surprise à ce point inattendue que j’ai besoin, pour y croire, de ramasser toutes mes forces d’esprit et de me prouver que ces meubles de la chambre d’hôtel où s’est passée la scène dénonciatrice sont bien là, que je n’ai pas rêvé en écoutant Montchal me parler, lui assis sur ce fauteuil et moi sur celui-ci, comme il m’a parlé. Mais oui, ces paroles ont été prononcées, à cette place, entre ces quatre murs, et, à travers ma fenêtre, je vois se profiler au loin le clocher qui domine Costebelle. Je vois les masses des pins derrière lesquels se dissimulent les Cystes. Tout est réel, bien réel, d’une réalité qui me déconcerte jusqu’à m’affoler. Le doute n’est plus possible sur un point, et il faut regarder la situation bien en face. Elle tient tout entière dans ces mots, que j’écris avec un tremblement : on répète partout ici qu’Éveline m’aime, et ma conscience me dit que c’est vrai, ou que cela va l’être, qu’elle m’aime ou va m’aimer !

Éveline m’aimerait !… Ce serait là l’œuvre de ces quelques semaines d’une intimité dont je n’ai pas soupçonné le danger ! Mais qu’ai-je soupçonné ? Qu’ai-je observé, depuis ce premier jour où cet hypnotisme de ressemblance a commencé d’agir sur moi ? Il y a dans cette petite ville d’hiver, plus chaude et plus paisible que les autres, un charme de langueur qui ne convenait que trop à la sorte de volupté d’âme à laquelle je me suis abandonné, pour aboutir à ce réveil. Je peux me rendre la justice que je n’ai pas voulu cela, mais seulement revivre en imagination les heures les plus regrettées de ma jeunesse, grâce à ce rappel vivant de la beauté de celle qui les enchanta. La tentation était trop forte, pour ce cœur qui ne s’est jamais guéri entièrement, de rouvrir sa blessure, de la sentir saigner et d’y sentir en même temps pénétrer, ruisseler un baume. Car c’en était un que cette présence. C’était une douceur que cette substitution innocente, — du moins je la croyais innocente. — C’était comme si j’eusse demandé à une vivante de me poser une morte, comme si, plutôt, j’eusse eu le pouvoir magique d’animer, de faire bouger, respirer le portrait d’une amie longtemps pleurée. Comment ré-