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LE FANTÔME.

possibilité, presque cette nécessité. De toutes petites scènes, comme celles que je viens d’évoquer, en toutes petites scènes, où en suis-je arrivé ?… Oui. Ces longues semaines de fréquentation quotidienne ont été un songe, où la vérité s’est estompée, s’est fondue pour moi dans la chimère. — Je suis réveillé. — Que vais-je faire ?

Si seulement il n’y avait que moi à le savoir, l’éveil en elle de ce sentiment ! Mais les événemens d’hier et d’aujourd’hui ne me permettent pas d’en douter : toutes les personnes qui nous connaissent, Éveline et moi, ont deviné ce que je n’ai pas su voir. Il a fallu, pour m’éclairer, l’incident le plus grotesque ! Et encore est-il heureux que je sois tombé sur un garçon qui, à travers de très grands défauts, avec son mauvais ton, ses basses fréquentations, sa vanité, reste capable de certains élans et d’une généreuse franchise. Le premier coup de cloche me fut sonné hier seulement. Je venais justement de rencontrer la comtesse Muriel et deux de ses filles, Annette et Mathilde, les aînées, et de les accompagner jusqu’à la confiserie qui est le Rumpelmayer du pays, — dans l’espérance d’y retrouver Éveline et ses deux autres cousines, Rose et Louise. Ces trois demoiselles étaient déjà reparties. J’allais pour mettre la comtesse en voiture, quand Mme de Montchal, la mère de René, vint à passer. Elle s’arrête pour parler aux dames Muriel, et à peine me rend-elle mon salut, avec tant de mauvaise grâce, d’un mouvement de tête si sec, si distant, si hostile, que je faillis en demeurer déconcerté. — Que lui ai-je donc fait ? me demandai-je. Je m’examinai vainement sur le chapitre de ces petits égards auxquels tiennent beaucoup les vieilles personnes du style de celle-ci. Ma conscience ne me reprochant rien, je cessai d’y penser, quand un autre petit fait vint s’ajouter à celui-là, et me prouver que mon impression sur l’attitude de Mme de Montchal ne m’avait pas trompé. J’étais monté au cercle par désœuvrement. Le petit de Montchal était assis, comme d’habitude, à la table de poker. Je m’approchai de lui pour suivre la partie, et je n’eus pas de peine à remarquer qu’il commença de faire fautes sur fautes. Or, je le connais pour un pokériste de premier ordre, le tas de jetons amoncelés devant lui en témoignait. Il était devenu très rouge, et toute son attitude, ses mains, ses épaules, sa bouche, trahissaient une extrême agitation. Si étrange que cela pût me paraître, ma présence en était