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dire d’un mot assez audacieux, imperceptiblement monastique. Elle se fortifie aussi, cette impression, à errer par le damier des rues, que surmonte, imposante, coupée de nuages, la massive tristesse des Andes ; elle se fait rêveuse, légèrement oppressée, à longer ces silhouettes de maisons basses dont les fenêtres aux grilles débordantes rappellent l’Espagne, dont les vestibules sont dallés de losanges de briques et d’os de mouton.

Puis, à peine analysé ce frisson si caressant pour certaines formes de sensibilités, il s’en éveille un autre, d’ordre plus immédiat, plus terre à terre, mais contre le naïf plaisir duquel on a quelque peine à se défendre : c’est d’ouïr tant d’aimables gens vous souhaiter, en français, la bienvenue. Amusez-vous à exagérer l’expérience, à vous croire chez vous, demandez à cette redingote qui passe du feu pour votre cigare : bien des chances veulent qu’en retour on vous marque, dans votre langue maternelle, l’agrément de vous servir.

Pierre Loti a subtilement noté en un de ses livres la lassitude très vite consécutive à l’arrivée dans les pays neufs, cette démangeaison de s’en aller, qui n’est pas l’apanage exclusif de Fez ou d’un pays particulier, mais qui se renouvelle au début de chaque station trop lointaine, trop exotique. Les premiers instans d’avidité curieuse une fois passés, la plus pressante envie est de déguerpir. Il faut se faire violence pour rester, pour s’attacher à l’étude seconde, à la découverte du charme intrinsèque et caché. Je serais presque tenté de croire qu’il en va autrement ici, et c’est à la conscience rapide de ce charme intime qu’il faut attribuer, je pense, l’espèce d’attraction, de mainmise exercée par Bogota sur ses visiteurs.

Oui, cet antique nid d’aigles vous accapare ; mon Dieu, par une foule de riens, de demi-perceptions, de nuances à fleur d’âme. Et d’abord, je l’ai dit, un peu par cette sorte de mélancolie qui revêt tout, avec la couleur plus grise, plus terne ici, de la lumière, avec cette teinte pensive uniformément répandue sur le ciel, sur les pierres, sur le grand fond religieux des Andes. Il vous retient aussi par l’air même, qui est raréfié à cause de l’altitude, plus difficile à respirer, plus pesant au cœur, qui ne prédispose pas à marcher, à se mouvoir, qui semble acoquiner chacun à ses habitudes chères. Ensuite, il y a cette atmosphère de passé, si prenante pour qui se plaît à songer un peu, cette atmosphère de silence et de foi que traduisait mieux l’ancien nom de