Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/871

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Amazone, jusqu’aux rivages de la mer Atlantique. Mais rien ici, vraiment, pour qui y serait né, pour qui n’en aurait jamais émigré, rien dans cette nuance morne de la lumière, dans cette dentelure fabuleuse des monts et des nuages, dans cette tristesse pesante des grands horizons plats, ne laisserait supposer qu’à quelques lieues, à peine franchis les bords de cette coupe dont le fond nous supporte, la terre redevient si généreuse, l’Equateur, se ressaisissant, fait germer la jeunesse, jaillir la sève éternelle. Aussi ai-je accepté, avec une vraie joie anticipée des yeux, l’hospitalité d’un ami dans son vert cafetal d’Usatama, étendu à une journée de route sur les molles croupes des terres tempérées, tierras templadas, et dont le retour s’enchantera encore d’un crochet sur la fameuse chute de Tequendama.

C’est bien le petit jour sale, indécis, l’aube de faméliques tristement levée sur notre départ, qu’il faut pour recevoir de cette Savane toute son impression vraie, saisissante, d’immensité lugubre, de désolation sans détails et sans accent. Cette solitude grise, — où nul arbre, où presque nul homme ne se dresse, où, à des distances éperdues, se rangent seulement quelques maisonnettes rabougries, où, sur la nappe, cendrée là-bas, d’un vert fané ici, s’alignent à perte de vue les murs couleur de terre qui marquent les divisions des champs, — déconcerte pourtant la réflexion, avec son aspect si maigre, si lépreux : elle vaut des sommes folles ; cette herbe ravagée nourrit l’un des meilleurs bétails de la Colombie, et la pomme de terre, qui y reste, d’ailleurs, la plus succulente du monde entier, a poussé ses premiers tubercules entre ces mottes grises.

Avec la grande hacienda qui s’abrite dans le cul-de-sac du Vinculo, commencent subitement les rebords de la coupe, ces montagnes rudes, maussades, pelées, qui, depuis Bogota, n’ont presque point eu l’air de se rapprocher. Un agreste lacet encore, où, d’instant en instant, la nature devient plus parcimonieuse, plus grelottante ; une espèce de chaos où se multiplient les hauteurs sombres, les croupes bordées, dans les ravins, des derniers arbrisseaux rachitiques, avec de longues mousses laineuses s’effiloquant à leurs branches comme des chevelures verdâtres de nixes scalpées ; un ciel funèbre où le vent d’automne souffle continuellement, balaye les nuées blanches contre le sol, ou accourt on ne sait d’où avec des grondemens d’avalanche. Il fait froid, il fait mouillé. Au-dessus de chaque buisson, un petit flocon