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Neutralisant un peu le recul, toutes les approches des cimes sont brisées, avec cette teinte profonde et sombre des forêts du Nord, tandis que les déclivités plus molles qui aboutissent à la plaine invisible ont revêtu le vert rajeuni des prairies. Les tons différens de ce vert marquent les qualités des pâturages. Des lignes blanches y sinuent, où l’on devine des chemins ; et les arbres isolés les sèment de grains bleus qui s’amoncellent et s’alignent le long des ruisseaux.

Enfin, çà et là, par d’infinies distances, une, deux autres haciendas s’aperçoivent, pareilles à des pigmens de craie, ramassées contre terre, là-bas, toutes seules, toutes perdues, sur le formidable versant. Une paix bénie emplit un tel horizon. Elle ne lasse point, la sérénité immobile des montagnes ! Et l’opportune sagesse qu’elles respirent, qu’elles conseillent, ces cimes doucement olympiennes : vivre en paix, jouir sans ambitions, aimer sans arrière-pensées ; apprendre du temps qui ne coûte rien, à goûter, non à dévorer l’existence ! L’on sent qu’on tournerait au fakir devant ce panorama éclairé d’une poésie si simple et si profonde. La terre peut finir là ; et Tibur, qui regarde la vallée, le fond bleu des sommets, dresse, sur l’air pâle, ses toits tuiles de bois. Heureux, qui, parmi ses rêves, devant le petit champ qui a nourri les siens, sait se contenter de la maison d’Horace !

Mais déjà frémissent l’éveil du travail, le lent brouhaha des bœufs passant accouplés, du majordome, une liste à la main, appelant sous la vérandah les métayers. Une animation confuse de chapeaux pointus allant et venant, oscillant sans hâte. A deux pas de l’habitation, s’élève la caféterie. Elle offre l’aspect rustique de quelque mas de notre Provence, aux fenêtres, aux portes ouvertes, avec le séchoir dans le grenier, la roue de la dépulpeuse qui tourne sourdement au rez-de-chaussée, et les travailleurs, sur la galerie élevée, dont les mains, toute la journée, trient et distillent dans les sacs le petit grésillement du café.

Je viens d’assister à la réception des péons ; je les ai vus, contens de leur destinée, tournant entre les doigts leur chapeau, présenter à leur maître, absent depuis dix-huit mois, les souriantes félicitations du retour, leur petit cadeau, si modestement offert, une poule, quelques œufs bien empaquetés, accompagnant le tout de bénédictions attendries pour mi amo ! J’ai vu, — me croira-t-on ? — les vieilles, les aïeules parmi ces paysannes, joindre, en s’agenouillant, leurs pauvres mains abîmées vers