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franchement faite pour le Nombre, et l’Etat lui-même tourné au profit du Nombre.

Ainsi, et simultanément, le Nombre était transformé par la concentration de l’industrie ; l’Etat transformé par l’omnipotence de la loi ; la loi enfin transformée par la prépondérance, non balancée, du Nombre. Tandis qu’auparavant on avait légiféré pour la propriété, et presque uniquement pour elle, maintenant on allait légiférer presque uniquement pour le travail ; ou du moins jamais à présent le travail ne serait oublié, et toujours, dans toute la législation, on se placerait de préférence au point de vue du travail. Le Code civil de 1804, pour des raisons qui se devinent et sur lesquelles il n’y a pas lieu d’appuyer : — ignorance forcée ou volontaire de la grande industrie à peine naissante ; haine et terreur de la corporation dégénérant en terreur et en haine de la simple association ; nécessité de reconsolider la terre de France que la vente des biens nationaux avait brutalement mobilisée ; — pour toutes ces raisons, et parce que ses rédacteurs étaient des hommes du XVIIIe siècle plutôt que du XIXe, des bourgeois et des gens de parlement, des légistes nourris de Pothier et des physiocrates imbus de Quesnay, le Gode civil n’était guère que le code de la propriété ; mais voici qu’allait désormais se constituer et que déjà s’ébauchait un code du travail, dont les décrets de février et de mars 1848 sont comme les premiers articles.

A partir du point de jonction des deux révolutions économique et politique, à dater du jour où la proclamation du suffrage universel transférait au Nombre conscient ou convaincu de sa misère le pouvoir législatif, c’est-à-dire le pouvoir ou l’illusion de pouvoir atténuer, sinon guérir sa misère par la loi, il était évident et il était inévitable que la législation, changeant d’auteur prochain ou lointain, changerait d’objet et changerait de nature. Dans toute société et en tout temps, partout et toujours on sait qu’il y a deux partis, et que, au bout du compte, il n’y a que deux grands partis. Il y a ceux qui possèdent et qui veulent garder ; ceux qui ne possèdent pas et qui veulent, — sans doute serait-il excessif de dire : qui veulent prendre, — disons donc ceux qui n’ont pas et qui veulent avoir[1]. Mais comment la législation serait-elle la même, faite par ceux qui ont ou par ceux qui n’ont pas ? Le regard exercé de Tocqueville ne pouvait s’y tromper : alors que ses

  1. C’était une classification chère à M. de Bismarck, et elle est généralement juste.