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III

L’un des effets du progrès de la civilisation a été, de substituer l’alimentation mixte au régime, tantôt exclusivement animal et tantôt exclusivement végétal, des peuples primitifs. Du même coup, l’usage du sel s’est généralisé et est devenu une habitude universelle. Mais on vient de voir qu’originairement son emploi se limitait aux populations végétariennes et qu’il avait sa source dans un besoin de matière ou dans un besoin de sensation.

Laquelle de ces deux alternatives est la vraie ? Faut-il admettre avec Bunge, qu’il s’agit là d’un véritable besoin chimique, d’un appel, d’une attraction de l’organisme vers une substance nécessaire à sa constitution, et momentanément déficiente ? N’est-ce pas, plutôt et seulement, un besoin sensitif, une sorte de protestation de la sensualité contre la fadeur habituelle des alimens végétaux qui doit être relevée par un condiment, d’ailleurs inoffensif ? C’est la conclusion de la plupart des physiologistes. C’est celle de M. Lapicque, qui voit, dans le goût du sel, un cas particulier d’un penchant très général, le goût des condimens, commun à toutes les populations qui se nourrissent de végétaux : aux Abyssins, qui relèvent par une sauce pimentée, le berberi, l’insipidité de leur durrha de maïs ; aux Indous et aux Malais qui masquent par l’assaisonnement du cari la platitude du goût du riz, base de leur alimentation, C’est aussi l’avis, bien plus ancien, de Salluste qui, parlant du sel dédaigné par les Numides, le range parmi les alia irritamenta gulæ.

En réalité on peut concilier ces opinions et mettre d’accord Bunge avec Salluste et avec M. Lapicque. Le rôle des condimens ne consiste pas seulement, en effet, à rendre agréable la corvée alimentaire, et à transformer eu un plaisir la nécessité du repas. La sensualité gustative n’a pas toute sa satisfaction en elle-même ; elle est chargée d’une mission importante dans le fonctionnement de l’appareil digestif. C’est elle, comme l’ont montré récemment le professeur Pawlow et ses élèves, qui met en branle l’énergie vitale de l’estomac et provoque la sécrétion d’un suc gastrique actif, à la fois riche en acide et en ferment. Le contact même des alimens avec la muqueuse stomacale, auquel, il y a encore peu de temps, les physiologistes réservaient exclusivement le pouvoir d’éveiller la sécrétion de