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tation grandissante, la lumière achevait de se faire dans l’esprit de celui auquel il adressait cette protestation trop passionnée pour n’être pas personnelle. Avec cette instantanéité du souvenir qui se produit en nous quand une évidence subite coordonne et illumine une suite de petites observations, restées jusque-là presque inconscientes, vingt images se représentèrent à Malclerc, dont le sens s’éclaira pour lui. L’espèce de réserve attendrie avec laquelle Antoinette lui avait révélé les assiduités de d’Andiguier chez elle, le ton si particulier de respect ému qu’elle avait toujours eu en le nommant, ses réticences pour raconter ce qui le concernait, son désir et sa crainte tout ensemble que les deux hommes se connussent, autant d’indices auxquels il avait à peine pris garde. Il en comprenait soudain la signification : d’Andiguier avait aimé Mlle  Duvernay, et celle-ci l’avait su. Que cet amour durât encore, la souffrance dont le visage du vieillard portait la trace, en ce moment, le disait assez, et l’effrayant changement de ses traits depuis la veille, et cette vibrante revendication pour la supériorité de son sentiment. De qui parlait-il, sinon de lui ? De quel amour, sinon du sien ? Cet être, aimé même dans sa mort, même dans son amour pour une autre, qui était-ce, sinon Antoinette ? Contre quoi cet homme de plus de soixante ans se révoltait-il avec cette frénésie de douleur, sinon contre la révélation qui venait de lui être faite de la passion d’Antoinette, et pour qui ?… Si préoccupé qu’il fût par le drame de sa propre vie, Malclerc éprouva un saisissement devant cette complication, tout d’un coup découverte. Quel déchirement ses confidences avaient dû infliger à ce cœur si fidèle ! Et quelle générosité de l’avoir reçu, après cela, comme il l’avait reçu, de s’être offert à le soutenir, de l’avoir soutenu !… Toutes ces impressions se résolurent chez lui par un mouvement de pitié et de remords, qui le fit, après une minute d’hésitation, et quand d’Andiguier se fut tu, s’avancer vers lui, et lui tendre la main, en lui disant :

— Monsieur d’Andiguier, pardonnez-moi.

— Vous pardonner ?… interrogea le vieillard, sans répondre au geste du jeune homme. Qu’ai-je à vous pardonner ?… d’un ton redevenu hautain et presque dur.

— De vous avoir donné ce Journal, balbutia Malclerc. Ah ! si j’avais su !…

— Vous saviez mon affection pour Éveline, répondit d’Andiguier, et vous avez eu raison de tout m’avouer.