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sans doute prié mentalement de toutes les forces de son cœur si malade, en disant du ton d’une victime à son bourreau :

— Allez le chercher. Je suis prête…

La grandeur de l’effort que cette femme atteinte à une telle profondeur s’imposait à cette minute se révéla par le tremblement dont elle fut saisie de nouveau quand la porte se rouvrit et qu’Étienne entra dans la chambre. Quand il la vit si blanche, si amaigrie, et agitée de ce frémissement convulsif, une indicible émotion décomposa aussi son visage. L’ardeur de la tendresse la plus douloureuse éclata dans ses yeux à lui, d’où jaillirent deux grosses larmes qui roulèrent le long de ses joues, sans qu’il prononçât un mot, et il se recula pour s’en aller. Devant cette évidence du chagrin de son coupable mari, la source de l’amour se rouvrit dans Éveline, et, le geste qu’elle venait de se déclarer incapable de faire, elle le commença, sans pouvoir le finir. De ses mains tremblantes, elle prit l’enfant toujours endormi dans son berceau, comme si elle voulait le tendre au père. Et puis elle ne le tendit pas. Mais elle n’opposa pas de résistance, lorsque d’Andiguier, se penchant sur elle, prit à son tour le petit être et le mit entre les bras de Malclerc. Celui-ci effleura des lèvres le front de son fils et voulut le rendre au vieillard, qui, le refusant et s’effaçant, poussa doucement le père vers le lit de la mère. Éveline parut hésiter une minute, et, cédant enfin, elle reçut l’enfant des mains de son mari, sur le visage duquel passa une expression passionnée de reconnaissance et d’amour, devant ce présage d’un pardon qu’il n’avait le droit ni de demander, ni d’espérer. C’en était assez pour que d’Andiguier, le muet témoin de cette scène muette, aperçût la possibilité, pour ces deux êtres, de durer encore, de se reprendre à une existence où venait d’apparaître le principe de l’immortel renouvellement. Il sentit que cette première entrevue ne devait pas se prolonger, tant l’intensité des émotions d’Éveline et de son mari était excessive, et il dit, caressant de sa vieille main la petite joue de l’enfant :

— C’est en son nom que je vous le demande, il faut vouloir oublier ; il faut vouloir vivre maintenant.

— J’essaierai, dit Malclerc.

— J’essaierai, dit Éveline d’une voix étouffée, en appuyant son fils contre son cœur.

Paul Bourget.