Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/45

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
39
LE FANTÔME.

riage, puis à l’époque où elle m’aima, et elle me regarde du fond du passé, elle m’appelle, elle me tente…


Elle me tente ? De quoi ?… D’aller la rejoindre enfin, de rentrer dans la grande nuit où elle repose depuis si longtemps. Il y aura onze années, dans deux jours. Je n’ai qu’à feuilleter les pages de ce cahier, pour retrouver la preuve qu’à cette même date, il y a un an, j’éprouvais déjà une fatigue immense, comme une courbature de tout mon être moral, le sentiment de ma vie finie. C’est l’espérance de galvaniser ce cœur si lassé qui m’a fait me rapprocher d’Éveline, puis l’épouser. Le miracle de résurrection que j’attendais s’est-il accompli ? Hélas ! Ce mariage avec la Sosie de ma lointaine amie n’a ranimé de ce cœur que les portions souffrantes. Les portions heureuses sont demeurées mortes, mortes comme cette amie de ma jeunesse, mortes comme cette jeunesse elle-même. C’est là ce que le fantôme me dit avec les yeux et les sourires de tous ses portraits, surtout du grand pastel ovale qui est dans la chambre à coucher d’Éveline. Je ne veux jamais le regarder, quand j’entre dans cette pièce, et je le regarde, ou plutôt il me regarde toujours… C’est un tableau déjà passé, où les prunelles et la bouche ont seules gardé une intensité de nuances, pour moi hallucinante. Antoinette y est représentée de buste, les épaules et les bras nus, dans un corsage décolleté. La mousseline de soie, couleur de feu, de ce corsage frissonne autour de ces formes fragiles, délicates, presque évaporées, comme déjà immatérielles. Tout le sang de ce corps semble s’être retiré dans la bouche rouge, toute son énergie dans les prunelles bleues. Le lit conjugal, par un sacrilège que je suis seul à savoir, et que je n’aurais pu empêcher que par un crime pire, est à quelques pas du cadre doré où cette bouche en fleur me sourit. Ces belles lèvres remuent, elles me parlent, elles répètent ancienne phrase : « Je voudrais m’en aller ainsi, avant ma première ride, avant ta première lassitude… » Elle est partie comme elle l’avait désiré. Elle avait beau être mère, et tendre mère, un instinct lui disait qu’elle ne pouvait pas, qu’elle ne devait pas vieillir. Cette poésie de la vie de famille, qui est profonde, qui est réelle, ne se concilie pas avec une autre poésie, profonde aussi, réelle aussi, qui était la sienne, qui a été la mienne. Il est des cœurs de spasme et d’exaltation, comme il est des cœurs d’attachement et d’habitude. À ceux-ci, le foyer, la maison, la famille. À eux la durée, à