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cette promenade qu’elle a passionnément espérée, elle obtient, presque par force, que son cousin laisse un moment Lucy seule au bord d’un lac pour grimper avec elle jusqu’à des ruines parmi lesquelles, naguère, il lui a exposé le plan de son livre. De jeunes paysans, voyant Lucy assise sans personne près d’elle, accourent lui demander l’aumône ; et, n’en obtenant rien, imaginent de lui lancer des pierres, dont une l’atteint, grièvement au bras ; et lorsque Manisty, revenant avec Éléonore, découvre l’accident arrivé à la jeune fille, peu s’en faut que sa mauvaise humeur contre sa cousine ne se change aussitôt en véritable haine.

Le lendemain, un nouveau drame achève de prouver à la malheureuse Éléonore l’irrémédiable effondrement de toutes ses espérances. Manisty reçoit la visite de sa sœur Alice, qui est folle, et dont la folie consiste surtout à vouloir tuer les jeunes filles qu’elle rencontre, sous prétexte de leur épargner les tristesses de la vie. Elle s’introduit donc, la nuit, dans la chambre de Lucy Foster, et déjà elle s’apprête à la frapper de son poignard quand Manisty arrive, la désarme, et en présence d’Éléonore, recueille tendrement dans ses bras Lucy évanouie.

Et Éléonore, le lendemain, pendant que Manisty est allé conduire sa sœur dans une maison de santé, avoue à la jeune fille son amour et son désespoir. Elle lui montre un dessin qu’elle a fait, et au-dessous duquel est écrit : le Meurtrier et la Victime. La « victime » est enveloppée d’un manteau qui empêche de distinguer ses traits ; mais le « meurtrier, » avec ses grands yeux et ses longs cheveux noirs, c’est, à n’en point douter, Lucy elle-même.

Le visage de la jeune fille se couvrit d’une rougeur soudaine. Elle écarta le dessin, et s’efforça de sourire. Eléonore se leva et vint vers elle.


— Oui, dit-elle, j’ai pensé que vous verriez ce dessin ! Je souhaitais que vous le vissiez !

Sa voix était rauque et tremblante. Elle se tenait debout en face de Lucy, s’appuyant à une table de marbre qui se trouvait là.

Lucy sentit que sa rougeur disparaissait. En effet elle était maintenant aussi pâle qu’Éléonore.

— Est-ce moi que représente cette figure ?

Elle désignait du doigt le « meurtrier ». Eléonore fit un signe d’affirmation.

— J’ai dessiné cela dans la nuit qui a suivi notre promenade, — murmura- t-elle. — C’est une vision que j’ai eue… de moi ainsi.., et de vous… ainsi !

Lucy tressaillit. Puis elle posa ses bras sur la table et y cacha son visage. Sa voix n’était qu’un petit souffle à peine distinct.

— Je voudrais, oh ! combien je voudrais n’être jamais venue ici !