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des raisons secrètes que j’avais pour me défaire de ce mobilier sur-le-champ, car il m’en offrit roi prix dérisoire que je ne discutai même pas. Il fut convenu que le déménagement serait exécuté le jour même et que je viendrais le lendemain, qui était aujourd’hui, donner un dernier coup d’œil à l’appartement, prendre la quittance du terme à échoir et remettre les clefs.

Et j’y suis allé. J’ai repris ces avenues, par un temps radieux cette fois et dont je n’ai même pas senti l’insulte à ma douleur. Avais-je même de la douleur ? Une espèce d’atonie glacée était en moi. Quand j’arrivai devant la maison, je vis que les volets, maintenant, n’étaient pas refermés. Les vitres sans rideaux révélaient le déménagement accompli. Le marchand était dans la loge, qui me tendit la somme d’argent convenue entre nous. Il me présenta une quittance, que je signai de mon vrai nom, avec l’indifférence d’un homme qui ne cherche à dépister aucune curiosité. J’ai peut-être eu tort, mais que pourrait-on essayer de me faire ? Qu’Éveline sache que j’ai eu, jusqu’à ces derniers temps, un appartement caché, que m’importe ? Ce qui m’importe, c’est qu’elle ne sache jamais qui j’y ai reçu, et cela, ni ce marchand ni personne ne peut le soupçonner, maintenant que le sacrifice est consommé, que j’ai anéanti toutes ces petites choses personnelles, comme je veux, avant d’en finir, brûler aussi ses lettres. Puissé-je trouver pour cette dernière immolation l’énergie que j’ai eue encore pour monter dans l’appartement vide et passer en revue ces pièces où la boue des souliers des déménageurs se voyait sur le parquet, dénudé de son tapis, où des morceaux de l’étoffe des tentures pendaient à des clous, où les débris consumés des objets brûlés la veille noircissaient les foyers des cheminées ! Avant de quitter ce logement, dont je ne repasserai plus jamais le seuil, je vins jusqu’à la chambre à coucher. J’en regardai longtemps les murs vides, comme stupéfié par le subit évanouissement de tout ce décor de mes extases et de mes nostalgies de tant d’années. Puis, comme quelqu’un qui fuit un endroit où il a vu se passer une scène horrible, je sortis de cette maison, fébrilement, hâtivement, sans me retourner. Toujours hâtivement, je me dirigeai par la rue Duroc et la rue Masseran, ces rues le long desquelles j’ai tant de fois reconduit Antoinette, vers l’église Saint-François-Xavier. J’y entrai. J’avisai un tronc pour les pauvres, dans lequel je glissai l’argent que