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LA RELIGION DE NIETZSCHE.

guerre ! » Et, là encore, Nietzsche oublie que la puissance qui rencontre un obstacle et est obligée de lutter est par cela même diminuée, tandis que la puissance qui s’épand sans obstacle et sans lutte a un sentiment plus grand de plénitude. La paix dans la plénitude n’a-t-elle pas, elle aussi, sa joie, qui vaut bien la joie du conflit et de la mêlée ? Comment donc un philosophe qui veut restituer à l’âme humaine toute sa richesse commence-t-il par l’appauvrir, en lui retirant la joie de triompher sans combat, le droit d’aimer et de se faire aimer, de vivre en autrui comme en soi, de multiplier ainsi sa propre vie par celle de tous ? Zarathoustra chantera lui-même, il est vrai, d’admirables hymnes d’amour :


Il fait nuit, voici que s’élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes. Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante.

Il fait nuit : c’est maintenant que s’éveillent tous les chants des amoureux. Et mon âme, elle aussi, est un chant d’amoureux.

Il y a en moi quelque chose d’inapaisé et d’inapaisable qui veut élever sa voix. Il y a en moi un désir d’amour qui parle lui-même la langue de l’amour…


Mais l’amour ne sera encore pour Zarathoustra que le désir d’épandre sa puissance sur autrui ; il sera une des formes, inférieures ou supérieures, du Wille zur Macht. Est-ce bien là le véritable amour ?

La religion de la puissance pure nous ramène à l’antique culte du Père, aux dépens du Fils et surtout de l’Esprit. Si le Fils symbolise la vérité et l’Esprit la bonté, il est à craindre que vérité et bien ne soient rejetés au second plan et même niés par tout adorateur de la pure puissance. C’est, en effet, comme nous allons le voir, ce qui arrive au chantre de Zarathoustra.


III


Au fond, la conception du premier principe de l’être, dans Nietzsche, est celle même de Schopenhauer ; car il n’importe guère de définir l’être par la volonté de vie ou par la volonté de puissance, qui finissent par se confondre. Mais la grande différence entre Schopenhauer et son disciple, c’est que ce dernier supprime tout ce qui n’est pas le pur « devenir ; » au delà du monde des phénomènes, il ne laisse plus rien, et la volonté elle-même ne constitue plus jun fond différent de la surface.