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qu’elles sont de l’Allemagne et de l’Angleterre, pour ne rien dire de la Russie ? et la France, depuis quand tient-elle le rôle effacé qui est le sien dans le monde, sinon depuis qu’elle a méconnu le principe de sa force vive ? ou, si l’on le veut, depuis que nous avons subordonné la revendication de notre ancien prestige à des considérations de progrès économique ? Le duc de Broglie a toujours pensé que le meilleur moyen d’assurer la prospérité, même matérielle, d’un grand État moderne, c’était de commencer par lui assurer ces deux forces : une diplomatie puissante et une puissante armée. C’est à nous les assurer qu’il a dirigé toute sa politique ; et, s’il y a jadis échoué, nous tromperons-nous en disant qu’avant de mourir il aura eu cette consolation de voir que l’on commençait enfin à le comprendre ; et que plus d’un adversaire d’autrefois, dans le secret de son cœur, regrettait amèrement de l’avoir combattu ? Ajoutons qu’après avoir cessé de faire partie de nos assemblées politiques, toutes les fois qu’il lui est arrivé de traiter ici même, ou ailleurs, quelque question de la nature de celle de l’Expansion coloniale de la France, ou de l’Alliance russe, c’est à ce point de vue qu’il s’est toujours placé. Une France isolée, ou, pour mieux dire encore, une France réduite à un rôle secondaire en Europe, et préoccupée d’un autre souci que de reconquérir le premier, n’était plus à ses yeux la France, ou du moins n’en était plus qu’une ombre ! Et, par la parole, par la plume, par l’action, son œuvre à lui, Broglie, a été, pendant cinquante ans, de maintenir ce rôle à sa patrie, tant qu’elle le possédait, et de le lui rendre, pro portione virili, quand elle l’a eu perdu.

Qu’un pareil homme ait été écarté, non seulement du pouvoir, mais de la vie politique, par les défiances de la démocratie, c’est ce que l’on ne saurait trop déplorer. Hélas ! nous excellons, dans notre France contemporaine, à nous priver du meilleur de nos forces. Ce que nous demandons à un homme publie, ce n’est pas d’avoir de l’expérience ou du talent, mais, par une étrange aberration, c’est d’avoir « sa fortune à faire ; » et on dirait que son ignorance ou son avidité nous sont une garantie de sa capacité ! Nous « l’intéressons » dans le gouvernement comme on le pourrait faire dans une entreprise de commerce ou de banque. Et, s’il en surgit un qui dépasse un peu les autres, qui ne soit animé que de mobiles nobles et généreux, qui ne s’incline pas devant l’opinion populaire, et dont la résistance ne s’inspire que du bien de la patrie commune, c’est celui-là que nous éliminons. Ce fut le sort du duc de Broglie ! Mais, s’il en souffrit, il n’en laissa rien voir ; et, quand l’une des pires erreurs du suffrage