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défiance et de menace. Mais l’abbé se nomme. Le bandit se métamorphose, devient empressé, cordial ; il écoute avec respect la requête qui lui est présentée. Puis, quand le visiteur cesse de parler, il lui répond dans son rude et grossier patois cévenol :

— Monsieur l’abbé, je ne puis refuser à votre caractère, à votre naissance, à notre communauté d’opinions politiques, ce que vous demandez. Mais, vous obéissez, laissez-moi vous le dire, à un sentiment plus généreux qu’éclairé. Vous vivez sur les traditions d’un passé qu’on a renversé, d’un ordre social qui n’existe plus. Les formes de la justice que vous respectez encore ne servent qu’à couvrir l’iniquité. Les dominateurs de la France nous ont ramenés aux lois primitives de la défense naturelle et personnelle. Rien n’a été respecté. Les existences les plus obscures comme les plus hautes ont été troublées par ces hommes. Ils ont torturé, égorgé, saccagé ; ils ont tenu la France sous leurs proscriptions. Et ils s’étonnent aujourd’hui que des gens de cœur usent de représailles ! Ces représailles ne sont-elles pas légitimes ? N’ont-ils pas dit que la résistance à la tyrannie est le plus saint des devoirs ? Quand l’autorité légitime a succombé, quand un peuple est plongé dans l’anarchie, quand il n’y a plus d’autre droit que la force, le dernier des citoyens peut y recourir pour défendre ses biens, son foyer, sa vie. Je n’étais qu’un maçon. Mais, de ma truelle, ils ont fait une épée dont je me servirai tant qu’ils ne seront pas abattus.

L’abbé de Curières est stupéfait d’entendre de tels accens dans une telle bouche. Mais son étonnement s’accroît encore lorsque, après une pause, Levasseur reprend :

— Je vais, monsieur, recommencer ma vie aventureuse. Retournez chez vous et rassurez votre protégé. Vous avez sauvé sa tête. Il ne sera plus inquiété. Mais ne comptez pas sur sa reconnaissance. Je le connais mieux que vous. Quant à vos amis de la noblesse, répétez-leur ce qu’ose vous dire ici un homme du peuple, obscur et sans nom, qui préfère la mort à la honte de courber son front devant cette République dont ils attendent humblement le pardon : c’est que, si, au lieu de fuir leur terre natale pour aller se faire abreuver d’humiliations à l’étranger, ils fussent restés dans leur foyer et eussent donné des chefs à tant de braves gens qui réclamaient en vain leur concours, vingt Vendées auraient surgi dans le royaume et peut-être la monarchie eut-elle été sauvée.