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une grande troupe de musiciens, assis auprès de leurs instrumens : violonistes, flûtistes, harpistes, cymbalistes et le reste… Sur une estrade, au milieu d’eux, entre deux lampes à réflecteur, avec un pupitre devant lui, se tenait assis le chef d’orchestre, un bâton en main, dirigeant non seulement les musiciens, mais aussi les chanteurs sur la scène[1]. »

Tolstoï alors se demanda : « Dans ce théâtre, que faisait-on ? Pour quoi travaillait-on, et pour qui ? » Et sans doute à cette question ingénue certaines œuvres répondraient très haut, et fièrement. D’autres, les plus nombreuses, tout bas, si même elles osaient répondre. Tolstoï avoue qu’il était mal tombé ce soir-là : l’ouvrage qu’il entendit ne valait rien. Nous ne sommes pas mieux tombés l’autre soir à l’Opéra. Pourquoi, pour qui travaillait-on, avait-on travaillé depuis des mois ? Hélas ! il n’est rien de plus affligeant que le contraste et la disproportion entre tant de causes et si peu d’effet.

Mais il y a quelque chose d’aussi déplorable : c’est la misère esthétique de notre Opéra. Les abonnés savent comment y est traité le répertoire, si l’on peut appeler ainsi une collection, modeste et rassemblée au hasard, où manquent seulement la plupart des véritables chefs-d’œuvre. On assure, il est vrai, qu’ils ne furent pas composés pour cet édifice, et que celui-ci n’a point été bâti pour eux. Alors, une fois par an, la somptueuse maison représente un de ces ouvrages dont elle fait sa gloire, et qui, si Apollon était juste, feraient sa ruine ; et l’Académie nationale de musique, au lieu d’être un conservatoire, un musée, n’est plus qu’un théâtre d’essais, et d’essais malheureux.

Les artistes ont héroïquement subi le martyre que doit être l’interprétation d’Astarté. M. Alvarez, qui représente Alcide, en a l’encolure et la voix. M. Delmas est excellent à son ordinaire, dans un des plus mauvais rôles de sa carrière. A son ordinaire aussi, Mme Héglon passe des plus voluptueuses pâmoisons aux ardeurs les plus frénétiques : elle exprime celles-là par les notes basses et consacre les notes hautes à celles-ci. Mme Grandjean (Déjanire) crie de toutes ses forces et Mlle Hatto (Iole) un peu au-delà des siennes. Enfin le luxe de la mise en scène, et sa luxure, n’ont d’égale que leur inutilité.

La comédie musicale que vient de représenter l’Opéra-Comique se passe en ces temps éloignés et barbares où la condition d’acteur n’était point encore honorée. Elle a pour sujet un préjugé, que remplace aujourd’hui le préjugé contraire.

  1. Tolstoï : Qu’est-ce que l’Art ? Traduction de M. de Wyzewa ; 1 vol. chez Perrin.