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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 2.djvu/33

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elle-même depuis des années et peut-être des siècles, où toutes les passions vives s’émoussent, s’étouffent, s’amortissent comme dans de l’ouate.

De là, enfin, des mœurs pures, des habitudes honnêtes, des préjugés s’enracinés, une surveillance constante des uns et des autres, qui soutiendrait, au besoin, les défaillances de la vertu ; des ménages assez unis, mais souvent querelleurs ; des enfans rares et tendrement chéris ; toute l’activité individuelle et sociale se dépensant, à certaines époques, dans les passions politiques. Pour le reste, l’aspiration de l’élite tournée vers Paris, où elle s’envole au premier signe et d’où elle attend toujours, en tout cas, le mot d’ordre et le jugement suprême : tel m’apparaît, dans sa droite, saine et indolente façon d’être et de vivre, la population de la ville moyenne, chef-lieu d’un grand département, et qui trouverait de nombreuses sœurs sur le territoire de notre vieille France.


Encore soumise à un passé, dont elle est, d’ailleurs, assez ignorante, entravée par des habitudes et des mœurs séculaires, liée au rocher qui l’a protégée jadis et qui l’asservit maintenant, on croirait que cette population est endormie et morte. Elle vit d’une existence très repliée, il est vrai, mais très pleine et même très féconde. Dans le train-train de son activité casanière, elle multiplie indéfiniment les mêmes gestes courts et les mêmes actes utiles indéfiniment accumulés. Elle dépense peu de force, mais elle n’en perd pas. Par la répétition et par l’épargne, l’énergie s’amasse. L’habitude universellement établie de réserver pour l’avenir tout ce qui n’est pas rigoureusement indispensable à l’existence de l’individu ou de la famille produit des résultats merveilleux, en raison de la continuité et de la persévérance de l’effort. La ville, tout d’abord, en profite ; elle vit dans l’aisance ; les pauvres y sont rares ; les fortunes moyennes ou même assez grandes y abondent. Les fils de bourgeois n’émigrent guère, administrent leurs terres et leurs capitaux et font métier d’économie.

Mais cette conception de la vie sociale : petit travail, petit bénéfice, continuelle épargne, — conception qui ne s’est peut-être jamais réalisée dans le monde comme elle se réalise dans la plupart de nos bourgs et de nos villes de province, — a bien une autre portée. Elle a créé et elle produit, chaque jour, une force nouvelle, qui s’est développée surtout depuis un siècle,