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de trois êtres superposés : l’être corporel, l’être sensible, et l’être moral. L’être « sensible », ou, si l’on peut dire, l’être « animal, » est en nous intermédiaire entre l’âme et le corps. « C’est ce qui n’est déjà plus la chair sans être encore l’esprit, c’est ce qui, sans se confondre avec le corps, dépend encore de lui, c’est ce qui, dans notre science moderne, constitue l’objet spécial de la psycho-physiologie. Et le comte Tolstoï est le plus parfait traducteur de cet homme sensible, de cette partie de notre chair qui touche à l’esprit, et de cette partie de notre esprit qui touche à notre chair, de ce royaume mystérieux où s’accomplit, en nous, la lutte de l’animal et de Dieu. » Je crains que la formule ne paraisse un peu prétentieuse : elle découle directement de la fâcheuse philosophie du jeune critique russe ; mais elle se trouve expliquée, dans ses articles, avec une clarté parfaite, au moyen d’un riche appareil d’exemples précis et typiques. Et M. Mérejkowski affirme, et s’efforce de prouver qu’en deçà comme au-delà de ce « mystérieux royaume, » dont il est le roi, l’auteur d’Anna Karénine se sent infiniment moins à l’aise, malgré tout son génie.

Il n’a point, d’abord, le sens de l’histoire. Les personnages de la Guerre et la Paix nous font l’effet d’être nos contemporains : ils ont les mêmes figures et les mêmes sensations, le même langage et les mêmes idées que les personnages d’Anna Karénine. « Le parfum de leur temps » leur manque tout à fait. Et, pas plus qu’il n’a le sens de l’histoire, le comte Tolstoï n’a celui de la nature. La nature n’existe, pour lui, que dans ses rapports avec l’être vivant : ses personnages éprouvent avec mille nuances subtiles l’influence du milieu où ils nous apparaissent, mais ce milieu lui-même ne nous est point décrit. Le paysage ne tient, pour ainsi dire, point de place dans la Guerre et la Paix ni dans Anna Karénine. On n’y sent pas plus le « parfum des lieux » que celui « des temps. » Tout ce qui est « en deçà », tout ce qui est « au-dessous » de l’homme sensible, semble n’être point accessible au comte Tolstoï.

Et pareillement tout ce qui est « en delà, » « au-dessus » de ce domaine, tout ce qui est du domaine propre de l’âme, les grands élans de la pensée comme ceux du cœur. Déjà Tourguénef, qui admirait passionnément la Guerre et la Paix et Anna Karénine, leur reprochait de « manquer de psychologie. » Il se trompait en partie, car il y a tout un côté de l’âme humaine dont personne n’a mieux expliqué que Tolstoï la « psychologie. » Mais le fait est, à en croire M. Mérejkowski, que le génie psychologique du grand romancier s’altère et faiblit dès qu’il dépasse la zone de « l’être sensible » pour aborder celle de l’âme