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Mon père roula sur le sol. Il y eut un grand silence. Puis les deux combattans dénouèrent leur bandeau et se prosternèrent devant le prince. Alors tous les partisans du vainqueur crièrent : « Vive Tsuruga ! » et les élèves de mon père devinrent comme des légumes verts sur qui l’on a mis du sel.

Mais Miura, le chef des samuraïs, s’approcha du prince : « — Mon seigneur, dit-il, pardonnez-moi : il me semble que le vainqueur n’est point Tsuruga. — Eh ! n’a-t-il pas terrassé Shimizu ? — Comment l’eût-il fait, monseigneur, si leurs sabres eussent été de vrais sabres bien tranchans ? Avez-vous observé qu’au moment où Tsuruga s’est rué sur lui, Shimizu l’a frappé d’un grand coup de taille qui l’eût fendu de l’épaule jusqu’au sein ? Ce fut même un coup si rude que le sabre de Tsuruga en a chu par terre, mais, comme il combattait sous les yeux de Votre Honneur, il a tâché de sauver les apparences en culbutant son adversaire. — En vérité, reprit le prince, je n’ai rien remarqué de semblable. » Mais mon père s’écria : « — Mon seigneur, je vous certifie que Tsuruga Dennai a été touché, et, si vous en doutez, ordonnez qu’il ôte ses vêtemens ! » Les élèves de Tsuruga, irrités qu’on osât contester la victoire de leur maître, le pressèrent eux-mêmes de se déshabiller. — « Laissez-moi tranquille ! » répondait-il. Mais les plus impatiens le dépouillèrent. Et tous les partisans de mon père firent un grand cri, car on voyait sur sa poitrine nue, de l’épaule à la mamelle, une large barre violacée.

De ce jour, Tsuruga, abandonné de ses élèves, sentit qu’il ne pouvait plus demeurer à la cour du prince. Cependant il attendit avant de reprendre sa vie de rônin, et nul ne soupçonnait à son visage que le diable faisait rage en lui. Le 15 août, le prince offrit un banquet en l’honneur de la Lune ; mon père y assista. Le soir, à son retour, près du champ de course, Tsuruga embusqué le tua d’un seul coup et disparut. Je n’avais alors que treize ans : le prince, qui eut pitié de ma jeunesse, m’attacha au service de sa personne. Je m’occupai de musique, de chansons, de bouquets, de cartes et d’échecs. Moi, le fils d’un maître d’armes, je ne savais pas tenir un sabre, mais, dans les jeux, j’excellais à renvoyer la balle avec le pied ou la raquette. L’idée de ma vengeance ne m’en obsédait pas moins nuit et jour, et je demandai au prince un congé de cinq ans pour découvrir le meurtrier de mon père. « Si jamais j’arrive à le joindre, pensai-je,